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    Le brouillard se levait à peine dans cette aube matinale. Il était resté debout contre le carreau de la fenêtre.
    Il regardait le ciel grisâtre et ressentait l'air humide qui gonflait cette brume. Encore une journée triste et ennuyeuse à mourir s'annonçait. Il décolla son front glacé de la vitre et laissa son regard tomber sur son lit vide. Il ne pouvait cesser d'imaginer la fine silhouette de Sofia, allongée paisiblement à ses cotés. Il avait encore l'impression de voir la forme de son corps dans ses draps.
    Il y avait un peu plus d'un an, un jour aussi gris que celui-ci, qu'elle était morte. Les routes étaient glissantes, ils venaient de se disputer, un chauffard avait brulé un feu. Il n'avait rien pu faire pour la sauver. Elle était partie alors qu'il allait lui faire sa demande en mariage, elle était partie et elle l'avait laissé seul avec son cœur brisé. Pourquoi avoir prit sa vie et épargné la sienne ?

    Les semaines et les mois qui avaient suivi l'incident n'avaient été que tourmente. Lui qui était d'un naturel si joyeux avait perdu l'essence même de la joie. Il ne savait plus ce qu'était rire, ni même ce qu'était un simple sourire. Ses amis, à présent tous perdus ou presque, avaient tout tenté pour lui redonner goût à la vie mais sans résultat. A ses yeux, il était le seul responsable. Ils avaient beau lui dire qu'il n'était pas Dieu et que rien n'aurait pu empêcher sa mort, il aurait dû la sauver. Si seulement ils ne s'étaient pas disputés, si seulement il avait fait plus attention, si seulement il était revenu à lui plus rapidement. Si seulement.
     

     

    Il se revoyait le visage ensanglanté contre le volant, le pars-brise entièrement craquelé. Sa vue était floue, il se sentait comme vidé de ses forces et lorsque la présence de Sofia lui était revenue à l'esprit, il était déjà trop tard. Il l'avait sortie de l'habitacle, l'exposant à une pluie que son veston tendu sur la portière peinait à filtrer. Sa respiration était difficile et son pouls faible. Ses côtes s'étaient brisées sous la force de l'impact et l'une d'entre elles avaient perforé un organe, provoquant une importante hémorragie interne. Il lui avait donné les premiers soins en attendant l'arrivée de l'ambulance mais elle s'était éteinte dans ses bras avant qu'elle n'arrive.

    Envahit par ce fantôme et ces souvenirs, il finit par commettre une erreur médicale grave qui faillit coûter la vie de son patient. Il fut immédiatement placé en examen et, le temps que celui-ci amène ses conclusions, il fut temporairement suspendu de ses fonctions de médecin. A la rigueur, pensait-il, ce n'était pas plus mal. S'il avait été incapable de sauver la seule personne qu'il aimait vraiment, comment aurait il pu secourir les autres ? Son habilité à soigner avait été enterrée avec Sofia.

    Depuis, il passait ses journées enfermé chez lui, ne sortant que pour faire de maigres courses où pour se rendre devant la commission d'enquête lorsque celle-ci le convoquait pour de plus amples investigations dans son passé médical, privé et psychologique. Mais aujourd'hui allait être une journée différente, une journée qui, bien qu'il l'ignorait encore, changerait le cours de son existence.

    Il venait de quitter la supérette lorsque une pluie torrentielle s'abattit sur la ville. Il se dépêcha d'atteindre le trottoir pour siffler un taxi mais aucun véhicule ne lui prêta attention, le dépassant en soulevant des gerbes d'eau qui le trempèrent en un quart de seconde. Non loin de là, une jeune femme quitta son arrêt de bus, un parapluie à la main. Alors qu'il s'énervait à lever la main dans l'espoir d'arrêter une voiture jaune, elle le tendit au dessus de lui.

     


    - Nous devrions nous mettre au sec, lui sourit-elle, il y a un petit café là-bas, continua-t-elle en l'indiquant du doigt.

    Sentant le froid s'imprégner dans ses vêtements trempés et ne rêvant que d'un endroit bien chaud, il ne put refuser. Mais, même s'il ne se l'avoua pas tout de suite, c'était la beauté naturelle de la jeune femme qui l'avait poussé à accepter. Elle avait quelque chose de réconfortant.
    Il s'assirent à la dernière table libre, les autres ayant été assaillies par tous ceux qui avaient eu, tout comme eux, la présence d'esprit de trouver un endroit à l'abris du mauvais temps. Il commanda un café et elle un chocolat chaud.

    - Désolée de vous avoir abordé ainsi, je n'ai pas l'habitude d'importuner les gens. Mais vous aviez l'air si...perdu.

     

    Il ne se vexa pas de sa remarque et prétexta être fatigué, surmené par son travail. Mais elle lut dans ses yeux qu'il mentait pour se protéger. Et il comprit rapidement qu'elle l'avait percé à jour. Mais ils continuèrent à discuter malgré tout, voulant préserver l'illusion d'une once de bonheur. C'est ainsi qu'ils commencèrent à se raconter leur vie idéale, jusqu'à ce que la pluie s'arrête.

    - Et bien, je crois qu'il est temps de rentrer, dit-elle simplement, en quittant sa banquette.
    - J'ai passé un agréable moment, dit-il en se levant lui aussi. Mais, je me rends compte que je ne connais même pas votre prénom.
    - Lucille.
    - Nous reverrons-nous Lucille ?
    - A la prochaine averse, sourit-elle.
    Et en un clin d'oeil, elle avait quitté le café.
     

     


    Depuis ce jour, il guettait la moindre goutte. Et, étant en automne, les occasions ne manquaient pas. C'était donc parapluie à la main, qu'il partait à sa rencontre. A chaque fois, elle l'attendait au café, à la table où ils avaient discuté pour la première fois. Des rencontres qui devinrent rapidement, comme une évidence, une douce habitude. Ils se voyaient régulièrement et, petit à petit, s'apprivoisaient mutuellement. Si de l'extérieur on devinait la naissance d'un nouvel amour, eux se contentaient de leur relation fusionnelle, entraînés par le jeu de leurs mensonges.

    Mais, au cours de l'une de ces journées de pluie qu'il guettait avec une impatience mal contenue, elle ne se présenta pas. Il l'attendit jusqu'à ce que l'établissement ferme, restant alors que l'averse avait cessé depuis plusieurs heures. Il avait demandé au barman s'il avait aperçu la jeune femme ou si elle lui avait laissé un message mais ce n'était pas le cas. Penaud, il était rentré chez lui, la tête remplie de questions. En avait-elle eu assez ? Etait-elle partie ? La reverrait-il ?

    Le soleil brilla toute la semaine, faisant la joie des uns et le malheur des autres. Son malheur. Et lorsqu'il plut enfin, il était dimanche, jour de fermeture pour la plupart des commerces. Il courut néanmoins jusqu'au bistrot, dans l'espoir de l'y voir, appuyée contre un mur. Évidemment, il n'y avait personne, sinon quelques passants qui couraient entre les gouttes. Le lendemain, à la première heure, il revint. Le ciel était gris mais il ne pleuvait pas et, pourtant, elle était là, accoudée au bar. Des signes qui ne trompaient pas, des signes qui lui disaient que quelque chose clochait.
    Il s'approcha d'elle, prêt à lui faire des reproches mais sa pâleur freina ses intentions.
     

     


    - Que se passe-t-il Lucille ? Tu es malade, affirma-t-il.
    - Livre moi ton histoire et je te dirai la mienne.

    Elle n'eut pas besoin d'en dire plus pour qu'il comprenne ce qu'elle cherchait à lui dire.

    - Je suis médecin, sur ce point là, je n'ai pas menti. Mais tout ne va pas aussi bien que je le prétend...

    Il lui raconta tout, Sofia, l'accident, sa dépression et sa mise en examen. Il ne dissimula aucun détail. Dès lors qu'il s'était mis à nu, Lucille lui révéla être en attente d'un cœur, le sien menaçant de se mettre en grève comme elle aimait à le dire. Autant en rire que d'en pleurer, telle était se philosophie. Alors qu'elle finissait son récit, une légère sonnerie se fit entendre. Elle plongea la main dans son sac et en sortit un bippeur.

    - Mon cœur est arrivé..., dit-elle simplement, les yeux toujours fixés sur le petit écran de l'appareil.

    Si la nouvelle semblait ne pas l'atteindre, peut-être ne parvenait-elle pas à réaliser, elle n'était pas tombée dans l'oreille d'un sourd. Sans crier gard, il attrapa le poignet de sa "femme au parapluie" et l'entraîna à l'extérieur. S'il n'était pas parvenu à sauver Sofia, il sauverait Lucille !
    La demoiselle s'était laissée faire sans un mot et était montée dans le taxi qu'il venait de siffler, direction l'hopital. Du café à la salle d'opération, plus une seule parole n'avait passé ses lèvres. Elle était comme paralysée. Lui, n'avait put que se résoudre à attendre.

    Trois mois plus tard, la vie avait repris son cours. Lucille était dans une forme olympique, il était presque impossible de deviner par quelles étapes difficiles elle avait dû passer. Désormais, elle partageait l'existence d'un médecin à la carrière momentanément chamboulée. Elle l'avait rencontré au fruit du hasard, par un beau jour de pluie.


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