• 10

    Les « frère et sœur » Louise et Jean-Baptiste Barnier se mirent en route pour la capitale. Il était dix heures lorsqu’ils atteignirent la gare de Roanne. «J.B.» comme elle l’appelait, attendit sur un banc pendant qu’elle se chargeait de l’achat des billets. Tandis qu’elle rangeait sa monnaie, elle observa la foule autour d’elle et se rendit compte que régnait une certaine agitation. Des soldats de la Wehrmacht se regroupaient un peu partout, sans vraiment prêter attention à ce qui se passait autour d’eux. Quelqu’un l’attrapa soudain par l’épaule pour la faire pivoter.
    « Marie ? C’est bien toi ?
    - Philippe ? balbutia l’adolescente, anxieuse de reconnaître son soupirant maintes fois éconduit.
    Le jeune homme au visage mal rasé se pencha vers elle, un sourire un peu malsain aux lèvres.
    - Que fais-tu là, Marie ? Sais-tu ce qui s’est passé au village ? Forcément, puisque tu cherches à t’enfuir…»
    Elle recula d’un pas. Le mur du guichet heurta son dos.
     
    « Je n’étais pas au village, Philippe, murmura-t-elle, avec anxiété. Dis-moi…
    - Ton père s’est suicidé juste avant l’arrivée des miliciens. Tu es seule, maintenant Marie. À moins que… Ferais-tu aussi partie d’un de ces réseaux ?»
    Il cracha le dernier mot avec tant de mépris que la jeune fille l’aurait giflé si son cerveau n’avait pas été anesthésié par ses premières paroles.
    «Papa… Papa est mort…
    - Et le père Bernard et Pierre Matthieu aussi. Ils ont été pendus après avoir dénoncé ton père. Mais maintenant que je te tiens, tu ne feras plus la fine bouche avec moi, n’est-ce pas ?»
    Il l’attrapa par le bras et elle se dégagea d’un geste sec.
    «Si tu hurles, Marie Baron, je te dénonce aux membres de la milice qui patrouillent là bas.»


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  • 11

    La mort dans l’âme, elle se laissa entraîner derrière les bâtiments de la gare, sans remarquer Samuel qui les suivait à distance. Philippe ne se rendit compte de rien, trop occupé à déboutonner le corsage de sa victime tout en lui susurrant des horreurs à l’oreille.
    En quelques instants, ils parvinrent sur un terrain vague. Il la jeta contre un talus, se vautrant sur elle et tentant de retrousser sa robe.
     
    Etouffée de sanglots, Marie se débattait désespérément, écrasée sous le poids de la brute quand Philippe s’effondra sur elle comme un poids mort. Le corps fut soulevé et projeté sur le côté. Samuel, les traits crispés par la colère, lâcha le couteau ensanglanté qu’il tenait à la main pour tomber à genoux à côté d’elle.
    «Tu n’as rien ?»
    Sans pouvoir prononcer un mot, elle s’effondra dans ses bras, pleurant toutes les larmes de son corps. Il la berça contre lui quelques minutes avant de la secouer doucement.
    «Viens Marie… Viens… On ne peut rester ici… Si on nous trouve là, ç’en est fini de nous… Reprends-toi…»


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  • 12

    Avec des gestes tendres, il l’aida à rajuster ses vêtements et la prit par la main pour l’entraîner vers leur train. Le contrôleur s’étonna des larmes de la «jolie demoiselle»:
    «Nous venons d’apprendre la mort de notre grand-mère, monsieur !» expliqua le jeune homme, le cœur battant. Le fonctionnaire touché les laissa grimper dans le wagon.
    «Ça va aller Marie, murmura-t-il, la serrant contre lui tandis qu’elle reprenait ses esprits. Ça va aller…»
    Elle s’endormit sur son épaule et ne se réveilla qu’à l’arrivée à Paris, en fin de journée.
     


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  • 13

    Désorientés, les jeunes gens quittèrent la gare de Lyon et se réfugièrent sur un banc du jardin des Plantes, de l’autre côté de la Seine.
    «Où devons-nous aller ? s’enquit Samuel.
    - Rue Monge. C’est juste derrière mais…
    - Marie, coupa le jeune homme. Si ce salaud a raison, et que les amis de… De ton père ont parlé… Peut-être que l’adresse n’est plus sûre…»
    La jeune fille baissa la tête.
    «Je pensais à la même chose… Ma mère avait un petit frère. Je ne l’ai pas vu depuis quatre ou cinq ans mais je lui écris au Nouvel An, et il n’a jamais oublié mon anniversaire. Il habite rue Mouffetard avec sa femme Maud. C’est juste à côté de la rue Monge.»
    Ils se regardèrent, hésitants, puis Marie se décida.
    «Nous devons tenter quand même Samuel… Rien ne dit que mon oncle sera là, ni qu’il pourra nous aider à retrouver ta mère!»
    Peu convaincu, il opina de la tête et se leva.
    «Viens alors! Le jour baisse. On va avoir l’air suspect!»
    Ils marchèrent en silence une dizaine de minutes. Alors que la jeune fille s’apprêtait à traverser la rue pour rejoindre l’immeuble, brutalement, Samuel l’attira contre lui et l’embrassa avec fougue.
     
    Elle se raidit un peu. Il enfonça son visage dans son cou en chuchotant :
    «Il y a une seule fenêtre éclairée dans cet immeuble, Marie. Quelqu’un observe la rue en se dissimulant derrière le rideau. Je n’aime pas ça ! Pends-toi à mon cou !»


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  • 14

    Marie frissonna et obéit, avant de glisser sa main dans celle de son compagnon. Ils jouèrent cette petite comédie jusqu’à être hors de vue de l’immeuble mais la jeune fille ne lâcha pas la main de Samuel. Sans dire un mot, ils gagnèrent la rue Mouffetard. Elle sonna à la porte.
    «Qu’est-ce que c’est ?
    - Je cherche mon oncle, Armand Videaulx ! répondit-elle au concierge qui les observait d’un air suspicieux. Il se radoucit et désigna l’escalier du menton.
    - Dernier étage.»
    Un homme d’une quarantaine d’années leur ouvrit et laissa échapper un immense soupir de soulagement en reconnaissant sa nièce. Il la serra contre lui à l’étouffer avant de les laisser entrer.
    «Marie ! Samuel ! Maud, ils sont là !»
    Pendant qu’ils dégustaient un bon repas, il leur expliqua que la rue Monge avait été investie par la Gestapo après les aveux du curé, mais Max Baron avait donné l’alerte assez tôt. Armand leur confirma aussi les paroles haineuses de Philippe.
    «Je suis désolée pour ton père, Marie. Mais il y une bonne nouvelle au milieu de tant de malheurs. Cette nuit, les américains ont débarqué en Normandie. La fin de l’Occupation est proche! Vous allez rester ici le temps que les Ricains fassent le ménage puis Samuel retrouvera sa mère à Londres. On va la faire prévenir pour la rassurer.»
    Ils restèrent dissimulés chez Armand et Maud pendant plusieurs semaines, confinés dans le petit appartement.
     
    Ils apprirent ainsi l’histoire du réseau qui avait sauvé tant de juifs des rafles depuis le début de la guerre, ce qui permettrait bien plus tard à Armand, Max Baron et tant d’autres d’être reconnus parmi les Justes d’Israël. Sans se l’avouer consciemment, l’un comme l’autre ne supportait cette réclusion forcée que parce qu’ils étaient ensemble.


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