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Par latelier le 18 Mai 2009 à 20:07
J’avais presque quatorze ans, je rentrais en quatrième dans un nouveau bahut, pour suivre mon père… Et j’allais découvrir la connerie humaine dans toute sa splendeur.
« Sale bougnoule ! Dégage de là ! C’est notre banc ! »
Dans la cours de récréation du collège, mes yeux s’écarquillèrent d’incompréhension. Qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire ? Je ne bougeais pas de là. Après tout, j’étais arrivé le premier…
Quand ma BD vola brutalement dans la poussière, je bondis sur mes pieds, toisant le petit groupe calmement.
« J’étais là le premier ! » expliquai-je comme une évidence à ces élèves. Ma naïveté était encore plus grande à cette époque là… Et ma mère m’avait tant répété que la raison était toujours plus forte que la violence avant de repartir au Maroc…
Celui qui semblait être le chef m’attrapa par le bras et me poussa brutalement par terre en lançant:
« Voilà ta place, sale arabe ! »
Tous éclatèrent de rire et un petit attroupement commença à se faire autour de notre groupe. Mais personne ne bougea pour m’aider tandis que je me relevai tant bien que mal. Un deuxième du groupe me lança un coup de pied dans les jambes et je retombai. L’éclat de rire fut général et le petit caïd ajouta :
« Si ça ne te plaît pas, t’as qu’à retourner en Afrique, chez les singes !
- Il y retrouvera tes congénères alors ! »
Tout le monde se tut et je pris la main qui se tendait pour m’aider à me relever. Je n’oublierai jamais ces prunelles vertes furieuses et inquiètes à la fois.
« Merci…
- Ça va aller ?
- Tu oserais le répéter Galen ? s’impatienta l’autre.
- Autant de fois qu’il faudra pour que tu le comprennes, Dubosc ! rétorqua-t-il avec un sourire narquois qui mit l’autre en rogne.
Dubosc se jeta sur lui, j’essayai de l’en empêcher, et la bagarre devint générale. Nous fûmes tous immédiatement collés et mon ange gardien s’assit à côté de moi. Lorsque la punition fut terminée nous quittâmes ensemble le collège.
« Je m’appelle Coriolan.
- Moi c’est Azra… Merci beaucoup pour tout à l’heure.
Il balaya mes remerciements d’un geste blasé.
- J’adore Bob Morane moi aussi, mais en roman c’est cent fois mieux. Tu en as lu ? »
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Par latelier le 18 Mai 2009 à 20:10
Lorsque je sonne à sa porte, Coriolan ouvre brutalement l’air furieux mais se calme instantanément. En me reconnaissant, ou en découvrant mon visage dévasté par les larmes qui ne cessent de couler ?
« Abomination de la désolation ! » il lâche en me prenant par le bras pour me faire entrer.
Je m’effondre dans son sofa, laissant enfin libre cours aux sanglots que je retiens depuis le commissariat. Je dois avoir l’air d’une épave, d’une mauviette. Je m’en fiche. Il attendra que j’aille mieux pour me charrier, et ça me fera sans doute marrer aussi, avec le recul.
Il s’assied face à moi sans dire un mot. J’entends le cliquetis du briquet, puis l’odeur du tabac parvient à mes narines. Il attend que je me calme.
C’est pour ça que je tiens à son amitié. J’ai l’impression que mon esprit est si transparent pour lui qu’il sait toujours quand il faut me secouer, ou pas… Nous restons silencieux jusqu’à ce que je reprenne un peu mon souffle.
« Morgane est morte… » je murmure enfin. « Je viens d’aller identifier son corps à la morgue… »
- Oh… »
Je suis sûr qu’il doit penser très fort « bon débarras » mais il se lève, sort un verre de son bar et me verse une rasade du cognac que je préfère dans toute sa réserve. Je le bois d’un trait. J’ai l’impression d’avoir la gorge brûlée au troisième degré, mais au moins, ça bloque net les sanglots qui remontaient brusquement à l’énoncé de ce fait.
Coriolan fait la grimace de me voir traiter ainsi un alcool de cette qualité mais il me ressert quand même. Je déguste cette fois, me laissant envahir par la douce chaleur.
« Que s’est-il passé ?
- Vu l’interrogatoire que j’ai subi, elle a sûrement été assassinée… »
Il hausse les sourcils d’un air dubitatif.
- Comment se fait-il que ce soit toi qui aies dû la reconnaître ?
- Elle n’avait aucun papier d’identité sur elle… Uniquement mon numéro de téléphone, Coriolan… »
La rage et le désespoir remontent. Ma gorge se serre. Les larmes recommencent à couler. Mon ami se renverse contre le dossier, les yeux au ciel.
« Pas de ça, Azra ! Elle ne revenait pas pour toi ! Elle ne t’a pas donné le moindre signe de vie depuis quatre ans, ta danseuse !
- Trois ans cinq mois et dix jours ! » je corrige sans me rendre compte à quel point je suis pathétique. Je tends mon verre. Il soupire et sort une seconde bouteille.
« Pour les cas désespérés ! » il commente en me versant le liquide ambré. Et il sourit pour la première fois depuis que je suis arrivé. Ce petit sourire un peu ironique, un peu narquois, tellement agaçant. Je vide mon verre d’un trait. Il le remplit avant que j’ai pu lui demander quoique ce soit.
« Ça te fait marrer ? je bégaye. Tu trouves ça drôle, hein ! T’es pas cool, Corio ! »
Lui sirote doucement son whisky pur malt, sans rien ajouter.
« Et pis t’y comprends quoi à l’amour d’abord ? Toi les nanas, tu les collectionnes ! Mais tu les aimes pas hein ? » je jette, ayant enfin trouvé un exutoire à cette rage qui me dévore le cœur.
Il ne répond toujours rien, se contentant de remplir mon verre une troisième fois.
« Qu’est ce qui te permet d’affirmer qu’elle ne revenait pas pour moi, hein ? Qu’est-ce qui te permet de dire une chose pareille ? »
Je vitupère pendant quelques instants sous son regard amusé puis mes mots deviennent de moins en moins intelligibles. Je sens que mes doigts lâchent le verre vide. Combien de fois l’a-t-il rempli ? Je bascule doucement sur le dos. Mon regard se brouille. La pièce se met à tourner doucement autour de moi.
« Pourquoi ça tangue… » je murmure avant de sombrer.
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Par latelier le 18 Mai 2009 à 20:13
Lorsque j’ouvre les yeux, ma première impression c’est qu’un trente-trois tonnes me roule sur le crâne.
« Oups ! » je murmure en faisant la grimace. « Pas cool, ça ! »
Je suis toujours chez Coriolan, le soleil brille de tous ses feux et quand je me redresse sur les coudes, j’aperçois sur la table un grand tube d’AlkaSeltzer, une bouteille d’eau minérale et un petit mot.
« J’avais rendez-vous chez mon éditrice. Mais repose-toi ici tant que tu veux. Si tu as l’impression que ta tête va exploser, c’est normal ! C. »
Un sourire effleure mes lèvres, et je retiens un gémissement. Maintenant ce sont des marteaux-piqueurs dans mon crâne. Ça, c’est de la gueule de bois… Heureusement que ma mère est à des milliers de kilomètres sinon… J’avale les cachets et me redresse.
« Réagis maintenant ! » je murmure tandis qu’un nouvel accès de chagrin me serre la gorge. Pour avoir géré la mort de ma grand-mère à la place de mon père en mission à l’étranger je sais qu’une montagne de paperasse m’attend. Et quand je dis une montagne…
Morgane ne reviendrait plus jamais. La dernière chose que je pouvais faire pour elle, c’était organiser ses funérailles, et faire en sorte que le maximum de ses connaissances y soient. D’abord joindre Calvin, puis me lancer dans l’organisation de la cérémonie.
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Par latelier le 18 Mai 2009 à 20:15
Le cœur serré, j’observe une dernière fois Morgane dans son dernier sommeil, avant que les employés des pompes funèbres ne ferment le cercueil. Je n’aurai pas dû. Ce n’est pas ce souvenir–là que je veux garder au fond de moi, mais celui de la danseuse enjouée, de l’amoureuse passionnée car elle l’était j’en suis persuadé… Peu m’importent les paroles venimeuses qu’elle m’a lancées ce jour-là… Je ne sais pas pourquoi, mais je suis sûr qu’elle ne les pensait pas. J’entends encore le rire narquois de Coriolan hier soir quand je le lui ai affirmé… Mais il ne peut pas comprendre lui… Pas encore…
Je ferme les yeux très fort. Un flash me revient… Cet après-midi d’été, où elle avait accepté d’emménager chez moi…
Je veux oublier cette poupée de cire figée que l’on emporte dans une boîte de bois. Je ne sais même pas si c’est ce qu’elle aurait voulu…
Mon téléphone vibre lorsque je rejoins ma voiture. Le temps que je l’extraie de ma poche, il s’arrête. Je fronce les sourcils. Encore ce numéro ! J’ai effacé un premier message par erreur, il y a deux jours, et hier soir chez Coriolan, je ne l’ai pas entendu non plus. Ça m’embête mais je réglerai ce problème plus tard. La pire épreuve m’attend et je vais devoir faire face. Seul.
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Par latelier le 18 Mai 2009 à 20:18
J’arrive le premier à l’église qui jouxte le cimetière. Le curé m’accueille avec une mine de circonstance. De temps en temps, le cynisme de Coriolan déteint sur moi : j’ai envie de lui mettre mon poing dans la figure. Il s’en fiche de Morgane, il ne la connaissait pas. Sa sollicitude ne change rien au fait qu’elle est morte… J’endigue le flot de larmes qui menace en me mordant la lèvre et je lui serre la main avec un sourire triste. Je vais m’asseoir au premier rang, et une drôle d’impression me traverse. Morgane est là, elle nous observe… Je vais devenir fou si je commence à penser des choses pareilles. Je me prends la tête entre les mains pour ne plus voir cette caisse de bois qui semble me narguer.
Quelqu’un s’assied juste derrière moi, et une main se pose sur mon épaule brièvement. Je n’ai pas besoin de me retourner. Il a toujours été là.
D’autres personnes commencent à rentrer plus ou moins discrètement. Des inconnus, des membres de la chorale, de simples fidèles. Calvin, le cousin de Morgane vient se mettre à côté de moi, le regard un peu perdu. Tout naturellement, un léger brouhaha s’élève. L’église se remplit.
« Taisez-vous nom de Dieu ! » je crie silencieusement.
Mais l’athée que je suis commence à comprendre l’intérêt d’une cérémonie de funérailles. Cela permet juste à ceux qui restent de mettre un point d’orgue à leur chagrin. Je crois que je n’ai pas ressenti aussi fort la douleur depuis trois jours. Ma gorge se serre lorsque le prêtre s’avance et nous fait tous lever. Je ne peux plus retenir mes larmes. J’ai si mal. Morgane, pourquoi m’as-tu abandonné ? Cette mauvaise parodie ne m’amuse même pas.
Ce prêtre est vraiment agaçant avec ses airs de componction et ses phrases alambiquées. Qu’il se taise ! Pitié, ferme-là ! Oui ! Laisse chanter ta chorale ! La musique fait écho à mon chagrin tellement mieux que tes mots !
Un sanglot bruyant m’échappe et je me recroqueville sur le banc. Je me fiche de ce qu’ils doivent tous penser. Elle l’a largué et il ne s’en est toujours pas remis. Et bien non, je ne m’en suis toujours pas remis. Et elle est dans cette boîte maintenant.
Calvin se lève, et va dire quelques mots en hommage à sa cousine. Je l’entends à peine. Je ne sais pas où je suis. Je devais y aller aussi mais j’entends Coriolan derrière moi rétorquer sèchement au prêtre :« Vous voyez bien qu’il n’est pas en état ! »
Que pourrais-je dire de toute façon ?
Il y a un blanc dans l’église, puis le curé se reprend. Un fidèle vient lire un texte sacré, un morceau de la seconde Epître de saint Paul aux Corinthiens (5, 1.6-10).
« Frères,
le corps, qui est notre demeure sur la terre,
doit être détruit,
mais Dieu construit pour nous dans les cieux
une demeure éternelle
qui n'est pas l'œuvre des hommes… »
Demeure éternelle, tu parles ! Et après ça parle de confiance… Elle avait à peine trente ans, nom de Dieu ! Confiance en qui ?
« et nous préférons être en exil loin de ce corps »
C’est ça, oui… J’allais le dire, elle sera sans doute beaucoup mieux six pieds sous terre !
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