• 10

     

    A ces paroles, Azra regarda tristement son ami dont les traits s'étaient brusquement durcis.

    Même après toutes ces années, la cicatrice était toujours à vif.

    Les deux hommes s'étaient tus, liés par un souvenir commun : ils revivaient en pensée une scène qui s'était déroulée presque dix-neuf ans auparavant.

     

    III-7

    Azra faisait ses devoirs à son bureau quand il avait entendu la sonnette de l'entrée rententir, et son père inviter Coriolan à entrer. Il n'oublierait jamais le visage de son ami quand celui-ci avait poussé la porte de sa chambre et qu'il s'était laissé glisser le long du mur, en penchant légèrement la tête de côté pour en cacher l'expression. Un visage figé dans une sévérité de marbre où seuls les yeux trahissaient une détresse immense. Malgré ses tentatives, Azra n'avait pas réussi à lui décrocher une explication. Enfin, les mots avaient franchi la barrière de ses lèvres pincées:

    - Dis, Azra, tu seras toujours mon ami, hein ?

    - Bien sûr Coriolan, tu es mon meilleur ami...

    - Et les amis, c'est pas comme les femmes, ça ne trahit jamais, hein ?

    - Coriolan, qu'est-ce que tu as ? Tu m'inquiètes là... C'est à cause de Coralie ?

    - J'ai pas envie de rentrer chez moi... Je peux dormir ici ? Juste pour ce soir ?

    - Préviens au moins ta mère...

    Coriolan lui avait alors lancé un regard meurtri.

    - Non pas ma mère... surtout pas ma mère !

    Et il n'avait plus prononcé une parole de la soirée.

     

    III-8

     Azra avait dû attendre le moment où ils s'étaient couchés pour entendre la confession de son ami. La chambre était plongée dans l'obscurité. Peut-être était-ce pour cette raison que Coriolan s'était décidé à parler ? A lui raconter qu'en rentrant plus tôt que prévu du collège il avait surpris sa mère dans les bras de son amant ? Qu'elle lui avait arraché la promesse de ne rien dire à son père ? Qu'elle lui avait juré qu' elle ne recommencerait pas et qu'elle les aimait tous les deux ?

    Ce soir-là, Azra avait été impuissant à réconforter son ami. Et plus encore quelques mois plus tard quand sa mère était finalement partie avec cet amant qui ne devait être que de passage. Coriolan s'était senti doublement coupable : d'avoir trahi par son silence son père qu'il n'osait plus regarder dans les yeux, de n'avoir pas su empêcher la séparation de ses parents malgré ce silence qui l'avait miné.

    Coriolan et Azra émergèrent de leurs souvenirs en même temps.

    - Tu sais, Coriolan, toutes les femmes ne sont pas comme ta mère, murmura Azra qui ne renonçait pas à lui faire changer d'avis sur la question.

    - Ni comme Morgane, répliqua Coriolan assez méchamment. Pardon, je ne voulais pas te blesser, enchaîna-t-il rapidement en se rendant compte qu'il était allé trop loin. Je suis vraiment trop con parfois...

     

    III-9

     Il soupira profondément :

    - Je ne suis pas comme toi, Azra. Je n'ai jamais cru en l'amour. Et surtout pas en l'amour éternel ! N'as-tu jamais remarqué qu'au début d'une relation, les femmes nous aiment avec nos défauts et nos qualités, mais qu'ensuite elles nous reprochent ces même défauts qu'elles trouvaient pourtant si craquants ? Pour moi, l'amour n'est qu'un bal des faux-semblants où tout le monde se jure amour et fidélité au pied de l'autel mais où l'on se bat ensuite entre avocats interposés pour récupérer les mioches et le plus de flouze possible, en se rabaissant à mots affreux si nécessaire. Je ne veux pas revivre ce qu'a vécu mon père, je m'en suis fait la promesse... et je tiens toujours les promesses que je me fais à moi-même !

    Azra fronça les sourcils, renifla d'un air étrange :

    - Dis-moi, j'espère que tu ne t'es pas fait un jour la promesse inconsidérée de ne jamais laisser ta sauce attacher , parce que là, je crois que c'est raté !

    - Abomination de la désolation ! Ma super sauce au curry !

     


    2 commentaires
  • 11

     

    En trois longues enjambées, Coriolan rejoignit le portail de la petite église de campagne. Il n'avait croisé personne jusqu'ici et craignait d'être en retard, mais en poussant le lourd battant, il se rendit compte qu'il était parmi les premiers arrivés.

    IV-1

    Il aperçut Azra assis au premier rang de la travée, la tête enfouie dans ses mains, les épaules complètement affaissées sous le poids du chagrin.

    Son cœur se serra.

    Il détestait voir son ami malheureux, et qui pis est, malheureux à cause d'une femme.

    Il s'approcha silencieusement de lui et lui étreignit l'épaule dans un geste de réconfort. Puis il se laissa tomber sur le banc derrière Azra en se lamentant silencieusement de l'ennui qu'il allait devoir endurer tout le temps de la messe de funérailles. Il n'aurait accepté ce sacrifice pour personne d'autre qu'Azra.

    Le prêtre et les enfants de chœur s'affairaient autour de l'autel. Il en profita pour regarder discrètement autour de lui; l'église ne s'était que fort peu remplie : un couple d'une quarantaine d'années qu'il reconnut comme étant les patrons du café où, étudiant, il aimait traîner; Calvin, bien entendu, le cousin de Morgane qu'il avait parfois croisé quand cette dernière le prenait en vacances chez elle et dont les yeux brillants trahissaient le manque de sommeil et une certaine nervosité; un autre couple dont la pâlissime blondeur évoquait des origines nordiques et qu'il avait déjà rencontré chez Azra; deux très jolies inconnues bien qu'au style très différent, pour ne pas dire opposé, l'une arborant une mine boudeuse, et l'autre un air timide.

    IV-2

     Il était étonné par la pauvreté de l'assemblée présente et s'interrogeait sur les liens qui l'attachaient à Morgane. Les invités gardaient-ils d'elle des souvenirs aussi catastrophiques que les siens ? Ou était-il le seul à l'avoir méprisée ? Il ne savait pas si la sensation qu'il éprouvait était liée à la sacralité du lieu mais il planait comme un parfum de mystère autour de la défunte... Et les circonstances de sa mort n'arrangeaient rien... Tiens, ce serait peut-être un bon début de trame pour son prochain livre, lui qui ne s'était jamais essayé au polar... Aussitôt formulées, il s'en voulut de ces pensées cyniques. Morgane était morte désormais et quelqu'aient été ses torts, elle ne méritait pas de mourir aussi jeune.

    Il devait reconnaître que cela n'avait jamais été l'amour fou entre eux : il n'avait supporté sa présence que pour complaire à son meilleur ami. Sans savoir pourquoi, il l'avait prise en grippe dès le début de sa relation avec Azra, comme s'il avait pressenti la manière dont leur histoire d'amour se terminerait.


    2 commentaires
  • 12

     

    Il repensa à une scène qui s'était déroulée quatre ans auparavant, lors d'une soirée chez lui pour fêter la sortie d'un de ses romans.

    IV-3

    Tandis que la fête battait son plein, il était sorti sur le perron pour fumer une cigarette et profiter de la douceur de la nuit. Mais il n'avait pu savourer bien longtemps sa tranquillité car Morgane s'était imposée peu après. Il avait eu du mal à cacher son déplaisir : ses traits s'étaient crispés mais cela n'avait été qu'un nuage car il avait repris une expression presque indifférente, à peine teintée d'ironie.

    - Si je te demande une cigarette, tu ne vas pas me mordre ni m'envoyer au diable Vauvert ? S'était alors enquis Morgane sur un ton volontairement léger.

    En silence, Coriolan avait extirpé une cigarette de son étui mais en y mettant si peu de grâce que cela aurait dû décourager la jeune femme dans ses velléités mondaines.

    - Puis-je abuser de tes bonnes dispositions à mon égard en te demandant du feu ? Avait-elle continué sans se départir de sa bonne humeur.

    IV-4

     En soupirant ostentoirement, Coriolan lui avait tendu son zippo puis s'était désintéressé de l'intruse en lui tournant le dos d'une manière fort cavalière.

    - Tu ne m'aimes pas, n'est-ce pas ?

    - Plaît-il ? Avait-il grondé en lui faisant brusquement face, un rictus dédaigneux pinçant ses lèvres.

    - Je crois... non, je suis intimement convaincue que tu ne m'aimes pas...

    - Décidément, on ne peut rien te cacher, avait-il persiflé. Dommage que tu sois plus clairvoyante que sincère...

    - Que veux-tu dire par là ?


    2 commentaires
  • 13

    IV-5

    Coriolan l'avait fixée avec une acuité dénuée de toute aménité.

    - Voyons, nous savons tous les deux comment cette histoire va finir... A vrai dire, je me suis toujours méfié de toi car je sais comment certaines filles – dont tu fais partie à n'en pas douter – profitent des garçons trop gentils comme Azra...

    - Tu sais, tu sais, tu ne sais rien du tout, Galen... et encore moins de moi, s'était-elle emportée, blessée par sa remarque.

    - Tss... ose seulement m'affirmer que tu ne le quitteras pas... que tu n'en as pas l' intention... Je t'ai bien observée ces derniers temps, et je te trouve beaucoup plus distante vis-à-vis d'Azra... et curieusement presque nerveuse... comme quelqu'un qui n'a pas la conscience tranquille... comme quelqu'un qui est déjà ailleurs...

    IV-6

     Le regard de Morgane avait brusquement changé, comme effrayé.

    - Oh, rassure-toi ! S'était-il empressé d'ajouter, écœuré de découvrir qu'il avait frappé juste. Azra ne s'est rendu compte de rien... Tu parles, amoureux transi comme il est... Rassure-toi, va ! Tu as encore le temps de peaufiner ton petit discours de rupture... Mais je te conseille de faire cela proprement, de la manière la plus indolore qui soit...

    - Tais-toi, tu ne sais pas de quoi tu parles ! Avait-elle craché avec hargne. Tu ne sais rien de moi ! Rien ! Tu te permets de me juger mais au final tu ne vaux pas mieux que moi... J'espère qu'un jour... j'espère qu'un jour tu tomberas sur une fille qui... une fille qui te...

    - Oh, par pitié ! Épargne-moi ta grande scène du IV... réserve-la pour Azra. Et sache que tes bons vœux à mon endroit ne risquent pas de se réaliser car jusqu'ici j'ai toujours su éviter les filles dans ton genre !! Juste un dernier point : tu ne le trompes pas au moins ?


    4 commentaires
  • 14

    IV-7

    Il avait alors bloqué net la main qui s'était levée pour le frapper. Les yeux de Morgane s'étaient mis à briller et Coriolan avait cru y déceler des larmes. Mais il n'avait pas eu le temps de ressentir des remords car l'arrivée de Daphné avait provoqué une bienheureuse diversion.

    Morgane s'était mordu les lèvres, comme sur le point de dire quelque chose mais s'était ravisée et avait laissé le couple en tête-à-tête.

    Coriolan avait éprouvé un inexplicable malaise à cette fuite qui ne ressemblait guère aux manières sans détour de la jeune femme. Elle lui avait semblé cacher un secret, trop lourd pour elle, beaucoup trop lourd pour ne s'apparenter qu'à une lassitude de couple. Se pouvait-il qu'il se soit trompé sur ses intentions de rupture ? Sur ses motivations ? Refusant d'y penser davantage, il avait chassé Morgane de son esprit.

    IV-8

     Pour l'heure, il n'avait ressenti que l'irrépressible besoin de goûter à la paix retrouvée. Et à un peu de chaleur. Il avait attiré à lui sa maîtresse qui le regardait d'un petit air contrit.

    - J'espère que je ne vous ai pas dérangés ?

    Coriolan n'avait pas répondu, se contentant de lui sourire, de glisser une mèche folle derrière son oreille, d'emprisonner délicatement son visage entre ses paumes.

     IV-9

     - J'ai besoin d'un sourire doux et tendre...

    Daphné s'était exécutée en lui offrant son plus ravissant sourire.

    Il l'avait serrée dans ses bras et avait niché son visage dans ses cheveux, taraudé par l'envie de chasser ses invités pour se retrouver enfin seule avec elle. Une toute dernière fois.


    9 commentaires


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique