• 15

     

    Ce furent les notes d'orgue accompagnant la chorale qui le sortirent de ses souvenirs sans, hélas, en effacer le goût étrangement amer. Il se sentait rétrospectivement honteux de son comportement envers Morgane. Il revoyait son regard embué de larmes. Et s'il s'était montré injuste à son égard ? Un peu perdu, il regarda autour de lui pour tenter de se raccrocher à quelque chose de réconfortant. N'était-ce d'ailleurs pas pour cela que les chrétiens venaient dans ce lieu de culte ? Pour trouver des réponses à leurs questions ? Sauf qu'à choisir il préférait "aux fictions apaisantes pour enfants les certitudes cruelles des adultes".*

    Son regard tomba sur la statue de la Vierge Marie qui semblait lui sourire de son piédestal. En tant qu'athée doublé de mécréant, il se sentait le droit d'adresser bien des reproches à Dieu mais certainement pas celui d'avoir bon goût en matière de femme !

     IV-10

    Le jeune écrivain se prit à penser que s'il n'avait pas été Coriolan, il n'aurait pu être que Dieu ! Quelle volupté de régner à travers les siècles sur tout un peuple de jolies pécheresses ! Gagné par une sorte de béatitude, il s'imaginait être le Dieu vers lequel s'envoleraient toutes leurs prières et leurs suppliques ! Un Dieu qui ne leur imposerait qu'un seul Credo :

    « Aimez-moi les unes après les autres, car ceci est mon corps offert pour vous... »

    Le bourdonnement insistant de la voix du prêtre à sa gauche le dérangea dans sa rêverie mégalomane.

     IV-11

     Furieux, Coriolan se rendit compte que l'homme d'église insistait un peu trop lourdement auprès d'Azra pour qu'il prononce l'homélie. Sa réplique fusa, tranchante :

    - Vous voyez bien qu'il n'est pas en état !

    Il y eut comme un début de flottement mais le prêtre reprit rapidement sa place derrière l'autel et la cérémonie continua sans autre incident majeur.

    Azra était toujours prostré sur son banc, la tête entre les mains. Coriolan se sentait impuissant face à cette douleur qui semblait incurable et qu'il aurait tant voulu pouvoir déloger de son esprit. Exactement comme Azra l'avait fait avec lui l'année où sa mère s'était enfuie avec son amant. Son ami l'avait invité à le suivre en vacances chez sa mère à Casablanca.

    IV-12

     Coriolan se souviendrait toujours du premier matin où il s'était réveillé dans le riad encore endormi. Il avait gagné le patio, voûté et fleuri, ouvert sur un coin de ciel bleu d'où une brise légère faisait frissonner les feuilles d'olivier. Là, il avait savouré le délice du silence et le murmure de l'eau. Cette atmosphère sereine l'avait plongé dans un univers de douceur et de méditation qu'il n'avait plus éprouvé depuis longtemps. Il s'était senti presque apaisé. C'était là que lui était venu pour la première fois l'envie d'écrire. Et quelque part, l'écriture l'avait sauvé de la douleur et du désespoir.

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    * Coriolan cite en fait M.Onfray dans son Traité d'athéologie


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  • 16

     

    La cérémonie se terminait enfin. 

    IV-13

     Au sortir de l'église, Coriolan fut le premier à adresser ses condoléances aux deux hommes endeuillés. Après une poignée de main à Calvin, il serra Azra dans ses bras en lui murmurant à l'oreille : «Je suis avec toi, vieux frère.». Puis, il se dégagea pour aller fumer un clope.

    Le cortège s'ébranla.

    Une phrase tirée d'un film de Truffaut lui revint alors incongrûment à l'esprit quand il avisa une magnifique inconnue, à la fois racée et sophistiquée, qui marchait juste devant lui :

    IV-14

     «Les jambes des femmes sont des compas qui arpentent le globe terrestre en tous sens, lui donnant son équilibre et son harmonie». * Cette journée prenait enfin une tournure intéressante... Il se sentit presque frustré en arrivant si vite au cimetière, et davantage encore en voyant la belle eurasienne s'adresser au cousin de Morgane.

    IV-15

     «Tiens, le jeune Calvin se serait-il finalement décidé à quitter le monde du virtuel ? Et en plus, il a bon goût le bougre...»

    Mais il fut tiré de sa pensée par l'éclat d'une phrase plus ahurissante encore que la découverte du nouveau centre d'intérêt de Calvin.

    - C'est la dernière fois que je mets ce chapeau !

    «Abomination de la désolation ! Cette retardataire à l'allure de clocharde endimanchée, c'est... c'est CASSANDRE PARLANTI !!!»

    IV-16

    Et bien sûr, comme un malheur n'arrivait jamais seul, Azra ne trouva pas mieux que de la lui fourrer entre les pattes. Avec un peu de chance, elle ne se souviendrait pas de lui... Mais en croisant son regard, il se rendit compte qu'elle éprouvait autant de déplaisir que lui à leurs retrouvailles forcées.

    - On se connaît, fit Coriolan en réponse aux présentations inutiles d'Azra.

    Et il serra la main de son ancienne et éphémère associée en cachant son agacement derrière un sourire moqueur.

    ____________________________________________________________________

    * Cette citation est tirée du film L'homme qui aimait les femmes...


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  • 17

     

    Etrangement, en serrant sa main, il se trouva transporté sept ans plus tôt, dans le bureau à la fois cossu et délicieusement bordélique de son éditrice.

     V-1

    Il revoyait comme si c'était hier les piles de livres qui s'élevaient un peu partout dans la pièce dans un équilibre bancal, les liasses de notes, recouvertes d'une petite écriture serrée, jonchant le bureau, les dossiers éventrés qui vomissaient leur contenu ça et là.

    Quand il était en mal d'inspiration ou en plein doute, c'était dans ce bureau qu'il venait humer les mille et une histoires que semblaient lui raconter ces murs croulant sous les livres, ce canapé sur lequel s'étaient assis avant lui des dizaines de jeunes écrivains poussés par l'espoir d'être lus un jour, et même les ravines creusant les traits sans grâce d'Adèle Cormon, son éditrice...

    V-2

    A cette époque, Adèle et lui se connaissaient depuis 6 ans. Depuis le jour où elle avait décidé de lui faire confiance et de publier son premier roman ! Rejeté de toutes les grandes maisons d'édition, il s'était résigné à envoyer son manuscrit à cette petite maison d'édition, obscure, bien que plantée au fond d'une cour donnant sur l'une des artères les plus commerçantes de la ville. Et ô surprise, non seulement son manuscrit avait été lu, mais il avait eu l'heur de plaire.

    Quand il s'était retrouvé face à Adèle Cormon, il avait été surpris par son aspect négligé, presque grotesque – une caricature de la vieille fille - , qui ne correspondait en rien à la voix énergique et déterminée qui lui avait fixé rendez-vous par téléphone.

    Elle lui avait avoué qu'elle avait été intriguée par le ton drôle et cruel qui se dégageait de son roman, mélange de désenchantement et de cynisme dont la lecture agissait, selon ses dires, «comme un baiser doux amer sur les lèvres».

    Ni Coriolan ni Adèle n'avaient eu à regretter leur association : le premier roman du jeune écrivain avait été un véritable succès.

    Des liens d'estime et de confiance, qui ne s'étaient jamais démentis par la suite malgré leur caractère emporté, s'étaient noués entre eux et avaient donné naissance à une amitié profonde.

    A part la mère d'Azra, elle était la seule femme qu'il respectait. Il aimait son franc-parler, son honnêteté intellectuelle, ses conversations toujours si stimulantes... et même son infâme cigarillo à l'odeur tellement âpre! Elle était la seule à oser lui assener ses quatre vérités et à lui tenir tête... et il adorait cela.


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  • 18

     

    Mais ce jour-là, il se serait bien passé de ses manières brutes de décoffrage.

    Coriolan perdait rarement son sang-froid mais en cet instant, il écumait de rage.

    V-3

     - Combien de fois va-t-il falloir que je te le répète : je ne veux pas rencontrer cette illustratrice de malheur que tu m'as dégotée ! JE – NE – VEUX – PAS !!! cria-t-il en scandant chaque syllabe d'une tape sur le bureau.

    - J'ai bien peur que tu n'aies pas le choix, mon lapin, lui répondit calmement Adèle en mâchouillant son affreux cigare. Alors tu vas me peindre un sourire avenant sur ta belle petite gueule d'amour et accueillir cette jeune fille avec amabilité... Je sais que tu en es capable !

    Coriolan darda sur son éditrice un regard noir de colère, tout en chassant d'une main nerveuse les volutes de fumée malodorante.

    - Je suis capable de bien des choses, Adèle, mais pas d'être un autre que moi-même !

    - Je sais que tu es capable de biens des choses, mon lapin, mais je sais aussi que tu as grillé avec moi tes dernières cartouches ! Alors ne m'inflige plus le désolant spectacle de ta mauvaise foi, de ta mauvaise volonté et de tes mauvaises manières qui ont littéralement traumatisé les dernières illustratrices venues ici ! En pleurs ! Se récria-t-elle, horrifiée. Elles étaient en pleurs en sortant de MON bureau ! Plus personne ne veut travailler avec MOI, Adèle Cormon ! Et tout ça pourquoi ? Parce que mon auteur fétiche se cramponne à son pseudonyme comme une vieille femme à sa marotte ! Nous sommes au mois de juillet, cela fait huit semaines déjà que tu retardes l'impression de ton livre en faisant fuir toutes les illustratrices ! J'ai eu un mal fou à en dénicher une autre qui accepte ce rendez-vous. Je te préviens, c'est ta dernière chance pour te racheter , mon lapin... et je suis sérieuse ! Et pas la peine de me faire tes yeux de velours, ça ne marche pas avec moi !

    V-4

     A regret, Coriolan choisit de capituler... momentanément. Il leva un regard courroucé vers la pendule puis se laissa tomber dans le fauteuil le plus proche.

    - Fort bien. Attendons donc ta femme providentielle. J'espère simplement qu'elle est plus sérieuse dans son travail que pour la ponctualité ! Déjà un quart d'heure de retard. C'est franchement abusé !

    Sans qu'il s'en rende compte, ses doigts s'étaient mis à tapoter frénétiquement les accoudoirs du fauteuil, provoquant à la longue un soupir exaspéré d'Adèle.

    - Cesse donc de pianoter ainsi, mon lapin ! Ça ne la fera pas arriver plus vite... Ne peux-tu pas te trouver une occupation plus instructive ?

    En grognant, Coriolan fourra sa main dans la poche de son pantalon à la recherche de son paquet de cigarettes.

    «Abomination de la désolation ! Décidément, tout se ligue contre moi.»

    Il se leva pour jeter à la poubelle son paquet vide, fixa une énième fois les aiguilles de l'horloge - trois minutes à peine s'étaient écoulées – et se dirigea d'un pas décidé vers la porte.

    Adèle l'arrêta d'une voix coupante :

    - Où vas-tu comme ça, mon lapin? Je te rappelle que nous avons rendez-vous.

    - Rendez-vous, ricana-t-il aigrement. Apparemment, nous sommes les seuls à être au courant. La ponctualité, c'est vraiment la chienlit des filles ! Je n'ai plus de clopes, je cours m'en acheter... à moins que pour cela aussi je n'aie plus mon mot à dire ?

    - C'est ça, bonne idée, approuva Adèle d'un léger mouvement de la main. Sors donc prendre l'air, mon lapin, ça calmera tes ardeurs guerrières... Et surtout, ne claque pas la...

    VLAN !

    - ... porte... Et merde... trop tard...

    Et elle se replongea dans la lecture de ses notes après avoir fait tomber les cendres de son cigarillo dans son thé désormais froid.

     


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  • 19

    V-5

    Déboulant de la cour, Coriolan heurta un passant, ignora ses invectives et leva les yeux au ciel. Le soleil vibrait dans un ciel pur, à peine effiloché de quelques nuages vaporeux. Il inspira une grosse goulée d'air – pollué – et reprit sa marche d'un pas plus tranquille.

    Une foule de piétons, volontairement badauds, flânait nonchalamment sur la grande avenue qui avait troqué son air enfiévré d'activités contre un rythme plus lent, mieux adapté à cette matinée estivale. Coriolan aimait se divertir du spectacle de la rue, de ses querelles et de ses éclats de rire, de ses odeurs mêlées de friture et de goudron, de son bruit continuel comme en fond sonore.

    Il ralentit encore le pas.

    V-6

     En face de lui déambulait rêveusement une jeune fille, à l'allure et à la démarche décalées, les yeux perdus dans les nuages et un sourire - dont elle seule en connaissait la cause- épanouissant son visage de manière irrésistible. Les passants qui la croisaient ne pouvaient s'empêcher de lui lancer des sourires amusés tant ses pensées semblaient agréables.

    V-7

    Coriolan eut la même réaction, détailla avec un plaisir enjoué sa frimousse de lutin espiègle, puis s'arrêta pour la regarder s'éloigner, silhouette gracieuse et colorée, aussi pétillante et évanescente qu'une petite bulle de champagne !

    Une fois qu'elle eut disparu à sa vue, il reprit sa marche vers le bar-tabac. Sa mauvaise humeur s'était évaporée, comme par magie.

    Il avait le sourire en achetant son paquet de Marlboro 100's. Encore le sourire en poussant la porte de sa maison d'édition, de retour de sa petite escapade. Toujours le sourire en se prenant un café au distributeur automatique située dans la salle de détente.


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