• 21

    Je n’ai pas le courage de me retourner. Ni de le regarder.
    Je reste collée à ce mur, comme on s’accroche à une porte de sortie, sans pouvoir fuir.
     
    - Excuse-moi.
    - T’excuser de quoi ? Ce n’est pas de ta faute si ça a tourné comme ça.
    - Pour ce qu’a dit ma cousine. Tout à l’heure.
    - Ah ! ca...
    Je peux choisir l’humiliation. Ne plus jamais le regarder. Le croiser. Lui parler... Lui, le seul que je suis capable d’identifier en tous lieux, toutes circonstances, quelque soit le nombre d’années qui séparent nos diverses rencontres. Soit je ferme définitivement la porte au seul lien qui raccorde ma sinistre mémoire à la vie. Soit je relève la tête. Et j’assume. Enfin.
    Le silence me guide doucement dans mon choix.
    Je relèverai la tête.
    - C’est vrai.
    - Tu n’es pas obligée d’en parler. Je n’ai rien demandé.
    - Ce qu’elle a dit c’est vrai.
    J’insiste parce que je ne le laisserai plus m’arrêter. Je ne veux plus m’arrêter. Il faut à la fin qu’il sache. Il me semble même qu’il est le seul vraiment digne de le savoir parmi tous ceux que j’ai côtoyé aujourd’hui. Le seul digne, puisque le seul qui ne fait pas partie de cette malédiction.
    Alors j’ai commencé, par le début. Pour qu’il comprenne. Pour me permettre aussi d’analyser plus froidement la situation et enfin me forcer à avouer ce que je fuyais depuis douze ans.
    - Je n’ai pas de mémoire. Je croise des visages, des gens. Je les oublie. J’oublie tout. Il y a quelque chose en moi qui se reformate. Systématiquement. Et je dois constamment repartir de zéro. Excuse-moi si je te tourne le dos, mais c’est plus facile pour moi de te raconter ça sans voir ton visage.
    - Ce n’est pas grave.
    - Merci. Quand j’avais treize ans, un soir, je suis allée embrasser mon père. Il était dans le canapé. Avec ses charentaises aux pieds, sa pipe, son journal. Il regardait la télé, et sa traditionnelle tisane fumait encore posée sur la table basse. Devant lui. Comme tous les soirs. Un soir normal.
    Je m’interromps un instant pour ravaler un sanglot que je sentais monter depuis quelques minutes. Il est hors de question que je me mette à pleurer devant lui. Hors de question que je ne puisse lui raconter cette histoire. Maintenant que j’étais décidée personne ne pourrait m’interrompre et surtout pas moi-même. Je refuse à mon corps le droit de me trahir.
    - Pardon. Je ne l’ai jamais raconté à personne. Tu es le premier. Même ceux qui, comme Azra ou Lucia, sont au courant pour ma mémoire ne savent pas pourquoi. Promets-moi de garder ça pour toi.
    - Je te le promets.
    - Je me suis penchée au-dessus de mon père pour déposer un baiser sur son front. Il m’a souri. Il m’a juste dit : «  bonne nuit ma chérie », j’ai répondu « à demain papa ».
     
    Je me rappelle qu’il m’a renvoyé un baiser soufflé. Je m’en rappelle parce que ce n’était pas un geste qu’il faisait dans ce rituel ordinaire. Il m’a simplement lancé un « à demain », lui aussi. Du bout des lèvres. Mais il n’y a pas eu de lendemain. Quand je me suis réveillée, il était parti. Il avait emmené ses affaires, ses objets, ses valises, tout ce qui pouvait laisser encore une trace de ce qu’il avait été ici. Comment ? Comment peut-on déménager quasiment la moitié d’une maison en une nuit ? Sans faire de bruit ? Sans alerter personne ? Comme ça, après avoir embrassé sa fille et lui avoir souhaité bonne nuit sur le ton le plus commun du monde. Comme si ce soir ressemblait aux précédents... Comme si ce soir serait identique aux suivants... Sans un mot. Une explication. Juste un rituel de coucher. Un « Bonne nuit » ou un « à demain ma chérie »...

    « 2022 »

  • Commentaires

    1
    Aziiat.
    Mercredi 20 Mai 2009 à 22:54
    Alors là, on peut vraiment la plaindre Cassie. On comprend mieux son comportement "léger". (Mais bon dieu, Clarence vieillit mal... O_o[/list]
    2
    Enaya
    Mercredi 20 Mai 2009 à 23:36
    C'est horrible, comment on peut faire ça T__T
    3
    Koelia
    Jeudi 21 Mai 2009 à 10:27
    *tiens simorette est passée juste avant pour dire la même chose...*
    4
    C'ian
    Jeudi 21 Mai 2009 à 15:19
    *copie les voisines du dessous*
    5
    SheZeve
    Jeudi 21 Mai 2009 à 21:22
    6
    Isis
    Dimanche 24 Mai 2009 à 20:09
    Abandonner une enfant ! Seule...
    7
    Rose
    Mardi 26 Mai 2009 à 20:03
    la pauvreeeeee ! *3ème fois que je le dis ^^* vala, j'ai une boule dans la gorge maintenant !
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