• 4 commentaires
  • 01

    Il y a une malédiction qui me poursuit. Depuis mes treize ans. Un évènement malheureux qui a fait de moi cette créature honteuse, cette femme distante qui semble ne s’attacher à personne. Jamais... Méprisée par le regard de tous ceux persuadés que je les méprise.
    Je ne méprise personne.
    Je souffre.
    Je ne reconnais pas les gens. Je les vois. Je les rencontre. Je les perds de vue. Je les oublie. Je crée de nouvelles rencontres, cela m’évite de me rappeler. De m’y obliger. Et j’avance ainsi, de rencontres en rencontres, d’oublis en oublis. Avec cette apparence joyeuse et insouciante que je travaille jusqu’à la naïveté. Pour faire illusion. Tout en me nourrissant de la richesse que m’apportent ces personnes différentes, ces expériences différentes. Ces vies dont je m’abreuve un temps pour construire ma propre existence.
    Mais dans cette masse de visages, il y a une chose dont je suis convaincue. L’homme dont je reconnaitrai toujours le visage, l’homme que j’identifierai sans aucune hésitation, à chaque fois que je le retrouverai, à chaque fois que je le verrai, même après des années de séparation, cet homme sera l’homme de ma vie.
     
    Quelle utopie ! Savoir utiliser le drame qui me poursuit depuis l’adolescence pour le mettre au service d’une vie. De ma vie. En même temps, si cette prédiction vous semble aussi romantique, elle serait alors une bénédiction. Savoir reconnaitre avec certitude le seul être au monde que l’on se saura capable d’aimer. Combien d’êtres vivants rêveraient de pouvoir le faire sur cette Terre ?
    Mais non. C’est réellement une malédiction.
    Le mythe veut que Cassandre prévienne les Troyens du danger que représente le Cheval de bois sur la plage. Le mythe veut que Cassandre connaisse la vérité. Toujours. Le mythe veut qu’elle ne soit jamais crue.
     
    Mon amie est morte.
    Aujourd’hui c’est son enterrement.
    Je l’avais connue à la fac, il y a maintenant douze ans.
    J’ai eu trente ans hier, et je m’appelle Cassandre.
     


    8 commentaires
  • 02

    Je sais très bien comment va se dérouler cette journée. Une torture. Il n’y aura là bas que des gens que je connais. Enfin que je suis censée connaitre... Ou plus exactement reconnaitre...
    Tiens ce serait pas mon bus? Attendez, je l’attrape vite et je vous raconte... Merde, mais il me voit pas là ? La grande tarée en noir qui court en hurlant et en gesticulant ? J’ai pourtant un chapeau de la taille d’un couscoussier sur la tête ! Non mais vous allez voir que...
    Bon, je vais m’avancer jusqu’à l’arrêt suivant.
    Bien sûr, je n’en reconnaitrai aucun. A part Azra BenKalish, le compagnon de ma défunte amie Morgane. Mais, et ce sera bien normal, il aura d’autres chats à fouetter que de me tenir compagnie durant la cérémonie...
     
    Sauvée, un taxi libre ! Le temps de monter dedans et... Hey ! Non mais c’est qui cette blonde! Elle me dit quelque chose en plus... Vaguement... Dites, miss, je l’ai vu avant vous... Rah ! Elle est plus près que moi... Sérieux, je ne vais pas arriver à courir avec ces satanés talons... Nom de... C’est ce qu’on appelle se faire voler son taxi sous son nez.
    Dernier espoir, le métro...
    Alors je vais me ridiculiser. Encore et encore. A faire semblant d’avoir des milliers de souvenirs communs avec tous ces gens qui seront comme des inconnus pour moi... A faire semblant de sourire à des détails qui seront censés me rappeler quelque chose de drôle... Et quand je les quitterai, je les entendrai parler à voix basse. Murmurer dans mon dos... Que je suis bizarre... Que je suis légère... Juste assez mondaine pour être polie...
    Grève des métros. J’ai toujours eu beaucoup de chance... Il me reste mes pieds. Ca me fera faire du sport. Si je survis aux échasses que j’ai choisi bêtement d’enfiler avant de partir. Bon, du coup je vais être en retard. En même temps, je suis toujours en retard. J’étais déjà en retard en me levant ce matin, en retard en me couchant hier soir, en retard pour lui dire adieu... En retard pour comprendre son départ... En retard en naissant...
    Donc voilà, s’il y avait un visage, un seul, parmi tous ceux qu’il me sera donné de voir aujourd’hui, que j’avais la chance de reconnaitre, je resterai avec lui. Toute la journée. Pour enfin ne plus avoir à faire semblant. Pour enfin partager vraiment quelque chose de commun... Et n’être plus celle seulement condamnée à avancer dans cette absence... Condamnée à ne pouvoir jamais se retourner. Le passé avalé par le néant. Le vide qu’il a laissé en me quittant. Cette nuit là. Alors que je n’avais que treize ans.
     


    4 commentaires
  • 03

    En marchant jusqu’au cimetière je me rappelle de Morgane. Je me rappelle d’elle pas entièrement. Juste des images en pointillés, par à-coups, comme rythmées par le battement de mon cœur qui s’assourdit dans ma poitrine, avec mes pas... Mon stress. L’angoisse de ne pas arriver à masquer ma gêne, là bas, devant ces gens. Me rappeler de ces scènes m’occupe. Ca m’aide à ne pas penser à tous ces regards qui vont se braquer sur moi, quand je vais faire ma satanée entrée...
    J’étais à la fac à l’époque. Morgane était ma colocataire. Et il y avait ce garçon. Je l’avais rencontré dans les couloirs. Il m’avait tapé dans l’œil. On avait sympathisé. Bien sympathisé même. Non, non, pas comme vous le croyez ! Je vous vois venir... Enfin, à l’époque, j’aurais bien voulu, moi, que ça soit comme vous le croyez... Bref...
    Il y a eu un moment où, comme tout le monde, après les études, j’ai fini par les oublier, mais la vie a fait que nous avons pu nous retrouver... Enfin, surtout eux en fait... Mais ça ce sera pour un peu plus tard, si vous le voulez bien.
    Pour l’instant j’ai dix-huit ans. Je suis étudiante en Histoire de l’Art avec ma colocataire Morgane qui suit un cursus en théâtre. Et j’ai cet incroyable béguin pour ce gars qui crèche en licence d’Histoire.
     
    Il y a un lieu privilégié, un passage obligé et quotidien pour tout bon étudiant de fac de Lettres qui se respecte : le café. Tous les étudiants ont un café de prédilection dans lequel ils s’assoient, réinventent le monde entre deux partiels et s’épanchent sur leur difficulté de vivre actuelle et celle à venir. Et c’était précisément ce que nous faisions, Morgane et moi cette après-midi là.
    Elle me faisait part de ses angoisses concernant ses prochains examens, je me lamentais sur mes dossiers entiers de dessins qui me revenaient avec des lettres types, tout juste polies, des maisons d’édition où je les adressais.
     
    Et puis elle s’est penchée, assez près, et m’a murmuré sur le ton de la confidence :
    - Cici (c’était mon surnom à la fac, je détestais mon prénom à l’époque et je ne supportais pas de l’entendre), ne te retourne pas, mais il y a un gars derrière toi, qui te regarde avec... Hmmmm... Insistance on va dire... D’ailleurs il est avec un mec hyper charmant, soi-dit en passant...
    Ne te retourne pas. Mais bien sûr ! Il suffit qu’on vous le demande pour que précisément, vous retourner, ce soit la première chose que vous fassiez. Ce que, inévitablement, j’ai fait.
    Et là, des étoiles ont commencé à illuminer mes yeux ! C’était lui ! Quand je me suis retournée, malgré l’interdiction formelle de mon amie, c’était lui qui me regardait. Il était avec un type, mais qu’importe. Je ne savais plus où j’habitais, ce que je faisais et avant de me rendre compte que je m’étais levée, j’étais devant lui, en train de lui parler.
    - Azra, viens donc t’asseoir avec nous, il y a une table de libre à côté... Et ton pote  peut venir aussi bien sûr...
     
    J’avais jeté à l’intéressé un bref regard de biais. Un grand garçon, beau gosse, avec de magnifiques cheveux noirs mi longs qui retombaient sur ses épaules, qui avait l’air assez mature pour un âge que je supposais proche du mien.


    8 commentaires
  • 04

    Ils nous ont donc rejoints à notre table. Eux, leurs sacs, leurs cafés, leurs clopes et leurs bières. Je ne suis pas et je n’ai jamais été ce qu’on appelle une fille discrète et modérée. J’ai plutôt tendance à être rêveuse, passionnée, expressive voire expansive, je l’avoue. Et alors quand je suis amoureuse, c’est encore pire. Je n’arrive d’ailleurs pas à repenser à mon attitude démesurée sans honte aujourd’hui.
    Je crois que si Azra n’a jamais réagi à mes réflexions et gestes insistants c’est qu’il était ou aveugle ou vraiment pas intéressé. Et avec le recul et ce que la suite a démontré, je crains hélas qu’il convient d’appliquer dans mon cas la seconde proposition.
    Il sortait une bourde ? Je riais (même si c’était pas drôle). Il lançait un geste ? J’essayais de m’y accrocher pour pouvoir le toucher. Tout était prétexte pour me faire remarquer de lui. Et si je ne le disais pas par les mots, tout mon corps hurlait : Regarde-moi, regarde-moi, je suis là bon sang, je t’aime !
    Azra se comportait obstinément en bon copain. Chaleureux, amical, mais avec la distance adéquate que l’on s’impose quand on ne veut pas faire croire à l’autre que l’on veut aller plus loin. Et je ne le comprends que trop bien aujourd’hui. Morgane était morte de rire, naturellement, devant mes tentatives ridicules qui tombaient systématiquement à l’eau. Et son copain, mon dieu, son copain... Il semblait me déshabiller du regard avec ce petit air cynique qui me donnait l’impression d’être toute nue devant lui. Donc j’évitais tant que faire se peut de le regarder moi aussi...
    D’ailleurs il finit par se lever. Je crois qu’il ne m’a pas quittée des yeux tout le temps que dura sa phrase :
    - Excuse-moi Azra, mais j’ai encore des révisions pour demain, je vais vous laisser. Bonne après midi.
     
    Il n’avait pas fait vingt pas que Morgane s’était levée à son tour.
    - Moi aussi je dois remettre le nez dans mes bouquins. Cici ? Est-ce qu’en rentrant, tu pourrais passer au centre commercial racheter de la lessive et un peu de beurre, on n’en a plus... Oh mais attends, je vais te faire une petite liste de courses, ça sera plus simple...
    Et elle griffonna sous la table sur un morceau de nappe qu’elle avait arraché, pendant que je cherchais un stratagème pas trop débile pour pouvoir me suspendre au cou de mon voisin.
    Elle me le posa proprement plié dans la main au moment où elle quittait le café à son tour. Je me rappelle m’être levée, moi aussi.
    - Morgane attends, je ne vais pas m’éterniser non plus, on peut y aller ensemble si tu veux !
    Mais c’est là que j’ai senti la pression de sa main sur mon bras. Cette pression qui m’avait parcouru comme une décharge électrique et qui m’avait soudain bercée d’un torrent d’espoir.
    - Tu as une minute, Cici ? m’interrompit, Azra, je voudrais te parler de quelque chose...
    On y était ! On y était enfin ! J’allais avoir une discussion avec Azra... Vous vous imaginez bien ce dont il allait vouloir me « parler » bien sûr ! Forcément, puisque je m’imaginais exactement la même chose ! Je me suis sentie brusquement nerveuse, idiote et maladroite alors que j’attendais ce moment depuis des semaines.... Et pour me donner une contenance j’ai commencé à lui parler de son copain cynique qui me transperçait de son regard...
    - Ahah ! Me parler, oui, bien sûr... Dis donc, au fait ton pote, il me fait penser à un cactus.... Sérieux ! Tu sais comme la chanson de Dutronc...
    Et là, misère de moi, je me suis mise à chanter devant tout le monde. Ouais, l’amour ça rend vraiment très bête parfois.
    J’approche de la grille du cimetière et je sens que je rougis. C’est idiot, douze ans après ça me fait encore rougir...
    - Le monde entier est un cactus ! Dans mon lit, j’ai mis des cactus, dans mon slip, j’ai mis des cactus, aïe, aïe aïe ! Ouille ! Aïe !
     
    Heureusement, Azra, lui, n’était pas amoureux. Il m’a empoignée par le bras, rassise sur ma chaise et commandé rapidement un thé à une serveuse très jeune et très maladroite pour me faire taire. Alléluia ! Je me rappelle de cette interruption brutale de ma vocation de chanteuse au moment où je me rends compte que je fredonne encore ces cactus au fil de mes souvenirs, en traversant l’allée qui me sépare du crématorium.
    Azra m’a regardée longuement en rougissant. J’avais le cœur au bord de l’explosion. Dis-le, sérieux dis-le ! C’est oui, oui tout de suite ! Oui quand tu veux ! Dis-le !
    Et pendant qu’il cherchait visiblement ses mots d’un air gêné, j’ai trituré la liste que Morgane m’avait donnée, et que j’avais toujours en main. Je l’ai dépliée et lue au moment même où Azra avait fini par trouver la meilleure formulation possible à sa question.
    - Dis, ta copine Morgane... Elle a quelqu’un ?
    « Alerte, Cici, me prévenait la petite écriture hachée et régulière de Morgane sur le papier, c'était pas Azra qui te regardait ! C'était son pote ! »
    C’est là je crois que je me suis effondrée sur la table, en renversant à moitié mon thé sur le pauvre garçon. J’ai eu le sentiment de me prendre un retour de cactus dans la figure. Et je le confirme, les cactus, ça pique. Le regard pénétrant de l’ami d’Azra me défigurait dans ma mémoire comme s’il me transperçait de ses aiguilles. C’est là, je crois aussi que je l’ai dit pour la première fois. Avec le visage insolent de ce gars collé à mes rétines comme une sentence irrévocable.
    « - Je veux mourir... »
     


    10 commentaires


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique