• 05

     

    En sortant du bureau d'Adèle, Coriolan s'était senti vidé de toute son énergie. Comme s'il venait de disputer un combat de boxe, perdu par K-O et le moral totalement en berne... Il n'avait envie de rien. Sauf oublier les lignes d'écriture qui l'attendaient. C'était la première fois que ce travail lui apparaissait comme une corvée obsédante dont il n'arrivait pas à s'acquitter. 

    Non, en ce moment, il n'avait envie de rien. Sauf oublier qu'il était un écrivain et qu'il devait vivre de ses mots, de ces mots qui lui faisaient désormais faux bond. Longtemps il avait eu l'impression d'exister à travers eux, de participer d'une certaine manière à ce qui l'entourait. Mais il avait progressivement perdu l'enthousiasme et le regard neuf et acéré de ses débuts. Il en était désormais réduit à tricher en devenant sans même s'en rendre compte un jongleur de mots. Talentueux certes mais vide de toute substance.

    En soupirant, il sortit son portable de sa poche, prit connaissance du message d'Azra lui annonçant qu'il partait à la recherche de Calvin, le cousin de Morgane. Seul. Il allait devoir passer cette journée seul.

    II-1

    Il était presque midi.

    Il faisait beau et doux, comme souvent pendant l'arrière-saison, et il décida de profiter de ce temps délicieusement clément plutôt que de retourner s'enfermer dans son bureau.

    Il s'installa à la terrasse de son café favori qui donnait sur un coin de verdure, commanda un croque-monsieur au chèvre.

    En attendant sa commande, il contempla au loin les marronniers encore parés de leurs feuilles rousses et jaunes, dernier éclat de l'automne; dans les allées, des joueurs de pétanque mettaient de la gaité en criant haut et fort leurs points; sur les bancs ou nonchalamment assis à même le sol, des étudiants ou promeneurs peu pressés bouquinaient tranquillement ou lisaient des journaux.

     II-2

    Instinctivement, il sortit de sa poche un calepin dont il ne se séparait jamais et qu'il noircissait de ses idées, de ses impressions, de ces instantanés de vie qu'il dérobait subrepticement aux autres. Il aimait prendre le pouls d'un quotidien que plus personne ne semblait remarquer : les éclats de rire fusant d'un groupe d'adolescents complices, la mèche de cheveux distraitement rejetée en arrière par une jolie femme, les mains entrelacées d'un vieux couple toujours amoureux après des décennies de vie commune. Un sourire aux lèvres, il recueillit sur son carnet ces bribes d'intimité d' inconnus qui se laissaient deviner l'espace d'un instant, leur inventa une vie. Plongé dans cet exercice jubilatoire, il n'avait pas remarqué les regards que lui jetait à la dérobée une jeune femme installée à la table voisine. Enfin, relevant la tête pour mieux chercher ses mots, il croisa son regard, lui sourit. Elle, gênée d'être prise sur le fait, détourna la tête une fraction de seconde, puis le scruta à nouveau avant de se lancer d'une voix hésitante :

    - Désolée de me montrer indiscrète mais... je vous observais en train d'observer les gens et je me demandais...


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  • 06

     

    Elle se tut, désigna du doigt son carnet :

    - ... je me demandais si vous croquiez leur portrait et à quoi cela pouvait bien ressembler...

    Coriolan lui présenta de loin le carnet ouvert, noirci de son écriture.

    - Et non... je n'ai aucun talent pour dessiner... ce ne sont que des mots...

    - Ah ? Vous êtes écrivain ? Ou bien journaliste ? S'enquit-elle en forçant un peu la voix pour se faire entendre dans le brouhaha environnant.

    - Puis-je vous offrir un verre ? Lui proposa-t-il en l'invitant à rapprocher sa chaise de la sienne. Et pour répondre à votre question, je suis écrivain... juste écrivain... Mais mon nom ne vous dirait rien, je m'appelle Coriolan, Coriolan Galen, ajouta-t-il en lui tendant la main.

    - Enchantée, lui répondit-elle en serrant sa main tendue. Et moi Johanna Jourdain. A vrai dire, c'est la première fois que je prends un verre avec un écrivain, aussi méconnu soit-il – Coriolan réprima un sourire au mot « méconnu ». J'espère que mon intrusion ne vous dérange pas dans votre travail ? Vous étiez en train d'écrire un chapitre de votre roman ?

    -Non... et le non vaut pour vos deux questions, la rassura-t-il dans un sourire. Pour tout vous avouer, j'essaie de retrouver l'inspiration en épiant mes semblables... surprendre leurs mimiques ou leurs paroles dont je m'efforce de comprendre le sens pour mieux deviner une parcelle de leur vie... et qui sait ? Débuter la trame d'une histoire... D'ailleurs, voulez-vous m'aider à tenter de capter ces moments anodins ?

    -Oh, je ne sais pas si j'y arriverais, esquiva-t-elle.

    Mais le ton qu'elle avait employé ne devait pas être bien convaincant car Coriolan n'hésita pas à insister un peu.

    II-3

     - Allons ! N'ayez pas peur de vous lancer ! Tenez, ce garçon-là, lui indiqua-t-il d'un mouvement du menton. Que vous inspire-t-il ?  Là, spontanément...

    Johanna suivit la direction de son menton pour apercevoir un jeune punk au pantalon du même rouge que ses cheveux.

    - Facile ! Il vient au café soigner sa gueule de bois carabinée à l'aide de plusieurs vodka. Il a passé une nuit blanche trop arrosée avec des potes qui dorment encore pèle-mêle dans sa chambre d'étudiant. D'ailleurs, il a dû fumer autre chose que des cigarettes car ses yeux sont aussi en bataille que ses cheveux ! A vous ! La vieille dame là-bas...

     

    II-4

     Coriolan se retourna : à trois tables d'eux se tenait assise une dame d'une soixantaine d'années, au maintien digne, la jupe du tailleur strictement tirée le long de ses cuisses, un petit sac Chanel posé sur ses genoux, trois lourdes rangées de perle de culture se laissant deviner sous son manteau de fourrure.

    - C'est une veuve... qui a toujours vécu à l'abri du besoin. Depuis la mort de son mari, elle mène une vie réglée comme du papier à musique, répétant tous les jours les mêmes gestes à la même heure comme pour se protéger de l'imprévu et avoir la maîtrise sur les événements... D'ailleurs, dans cinq secondes, elle va soulever sa tasse de thé, arrivé à température idéale... en redressant son petit doigt, cela va sans dire...

    Ils éclatèrent d'un rire très joyeux quand la prémonition de Coriolan se vérifia, attirant sur eux les regards de leurs voisins et celui très désapprobateur de la vieille dame digne.

    Ils continuèrent ensuite un long moment leur chasse aux portraits, ponctuant leur trouvaille de « Là ! Là ! » de plus en plus enthousiastes.

    Enfin, ayant tari leur source d'inspiration, ils s'appuyèrent dans un même mouvement contre le dossier de leur chaise et se sourirent avec complicité, comme s'ils se connaissaient depuis toujours.

    Un silence s'installa, mais ce n'était pas de gêne, c'était comme un prolongement muet au plaisir qu'ils avaient pris à tenter la découverte de l'autre... qui n'était pas eux.


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  • 07

     

    II-5

    Ce fut Johanna qui brisa le silence en premier :

    - Finalement, vous aviez raison... c'était très amusant ! Peut-être avez-vous maintenant trouvé matière à écrire ?

    Coriolan se tourna vers elle, la dévisagea un instant, une expression sibylline sur le visage.

    - Qui sait ? Peut-être, oui...

    Johanna passa nerveusement sa langue sur ses lèvres, demanda pendant qu'elle l'osait et non sans une certaine coquetterie :

    - Ma question va sans doute vous sembler étrange mais... enfin, je serais curieuse de savoir quelle vie vous auriez pu m'imaginer si j'avais été une de ces inconnues croisées dans la rue...

     

    II-6

     Coriolan prit le temps de la réflexion, détailla un instant les traits de son visage pour finalement s'attarder plus longtemps qu'il n'était nécessaire sur la bouche gourmande. La jeune femme sentit ses joues prendre la couleur du coquelicot, décontenancée par ce regard appuyé et appréciateur. Elle reconnut en son for intérieur qu'elle l'avait un peu cherché mais elle ne pouvait plus rattraper ses paroles. D'ailleurs, le souhaitait-elle vraiment ? Les yeux de Coriolan, pétillants de malice, remontèrent jusqu'aux siens.

    - A vrai dire, quand je vous ai vue, j'espérais, qu'intriguée par mon occupation, vous m'adresseriez la parole. Alors, je vous aurais invitée à ma table et j'aurais cherché n'importe quel moyen pour vous y retenir. Je n'aurais trouvé rien de mieux qu'un petit jeu... oh, un jeu bien innocent en vérité mais un jeu qui nous aurait permis de partager un agréable moment de connivence.... Et j'aurais eu le plaisir de découvrir que cette inconnue, en plus d'être belle, était également drôle et spirituelle... Et ensuite...

    Il laissa sa phrase en suspens.

    - Et ensuite ? Répéta-t-elle dans un souffle à peine audible.

    - Et ensuite ? répéta à son tour Coriolan tandis qu'un sourire tendrement moqueur éclairait son visage. Mais il me semble que rien n'a encore commencé entre nous...

     

    II-7

     Ce disant, il approcha son visage du sien, mais s'arrêta en chemin, comme pour quêter son accord. Johanna ferma les yeux.

    Elle ne protesta même pas quand elle sentit ses lèvres s'appuyer légèrement sur les siennes...

     


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  • 08

     

    La sonnette stridente de l'entrée retentit au plus mauvais moment.

     

    III-1

    - Entre Azra, cria Coriolan depuis la cuisine. La porte est ouverte !

    - Hum... ça sent drôlement bon, dis-moi, remarqua Azra avec gourmandise en le trouvant derrière les fourneaux. Qu'est-ce que tu nous concoctes de bon à manger ?

    - Flans de crabe au curry et à la ciboulette... Et un feuilleté de viande au foie gras est en train de rôtir dans le four. Tu m'en diras des nouvelles... D'ailleurs, est-ce que tu peux ouvrir la bouteille de meursault pour l'aérer un peu ? Le temps que je finisse de délayer ma sauce ?

    Azra se dirigeait vers le comptoir quand il avisa la guitare posée en équilibre précaire sur une des chaises.

    - Tiens, tu t'es remis à la guitare ? Depuis quand ?

    - Pas plus tard qu'hier soir, mon vieux. Eh oui, j'ai dû utiliser ma voix grave et envoutante pour séduire une jolie belette échouée par mégarde dans ma tanière...

     

    III-2

     Et comme Azra le regardait d'un air étonné, il précisa :

    - En résumé, je lui ai joué la sérénade...

    - Je vois ça... Elle devait être drôlement envoutante, ta voix, dis-moi, commenta son ami en décrochant du manche un soutien-gorge en dentelle qu'il agita sous le nez du maître de maison.

    En riant, Coriolan le lui arracha des mains pour le cacher négligemment derrière les bocaux de pâtes.

     

    III-3

     Azra, de son côté, après s'être acquitté de sa tâche, attrapait la guitare, faisait courir ses doigts sur les cordes dont il tira quelques accords approximatifs. Pris d'une soudaine démangeaison de se moquer un peu de son ami, il entama une chanson de Brassens qu'il trouvait particulièrement de circonstance :

    - Un bon petit diable à la fleur de l'âge

    La jambe légère et l'œil polisson

    Et la bouche pleine de joyeux ramages

    Allait à la chasse aux papillons...


     


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  • 09

     

    III-4

    Il interrompit subitement sa chanson en bloquant les cordes de sa main :

    - Et bien sûr, ta « belette », comme tu dis si bien, était un papillon de nuit ?

    - Non, corrigea Coriolan sur un ton presque doctoral en redressant sa cuillère en bois. Pas un papillon de nuit, un papillon d'UNE nuit...

    - Ah oui, c'est vrai, j'oubliais ta si précieuse devise : une femme, une nuit... Pauvre petit papillon qui ne voit jamais l'aube, soupira-t-il ensuite sur un ton plein de compassion.

    - Pauvre petit papillon, pauvre petit papillon, protesta Coriolan. Tu exagères... Le pauvre petit papillon ne voit peut-être jamais l'aube à mes côtés mais durant quelques heures, je lui donne le meilleur de moi-même, acheva-t-il dans un sourire suffisant. Qu'espérer de mieux ?

    - Quel prétentieux ! Non mais quel prétentieux ! Evidemment, à la vitesse dont tu jettes tes conquêtes par-dessus bord, elles n'ont pas le temps de t'adresser des reproches ! Ni sur tes performances sexuelles, ni sur tes talents d'arnacoeur...

     

    III-5

     Et sans laisser à Coriolan le temps de répondre, il entama à plein poumons une autre chanson de Brassens :

    - Manquant à la pudeur la plus élémentaire
    Dois-je pour les besoins de la cause publicitaire
    Divulguer avec qui et dans quelle position
    Je plonge dans le stupre et la fornication?
    Si je publie des noms, combien de Pénélopes
    Passeront illico pour de fieffées ...

    - Halte-là, malheureux, ou tu vas faire tourner ma sauce ! s'écria Coriolan en récupérant sa guitare. Allez, hop, confisquée... Franchement, j'aurais préféré que tu me chantes Les Copains d'abord, eu égard à notre amitié. Apprends donc pour ta gouverne que je ne mens jamais sur mes intentions aux femmes que je rencontre. Mais est-ce ma faute si les femmes sont tellement vaniteuses qu'elles se persuadent être celles qui réussiront là où les autres ont échoué ?

     

    III-6

     - Franchement, Coriolan, je redoute le jour où tu tomberas sur une femme qui vengera toutes les autres...

    - Ce jour n'est pas près d'arriver, crois-moi ! Ricana Coriolan, sûr de lui. Tu as oublié mon deuxième principe : prendre les femmes pour ce qu'elles ne sont pas et les laisser pour ce qu'elles sont ! *

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    * Corio a en fait piqué cette phrase à S.Gainsbourg... mais chut...

     

     


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