• Deux jours plus tard vers huit heures du soir, Emilie revenait épuisée avec le petit utilitaire contenant les quelques meubles ramenés de son studio de Paris. Elle resta quelques instants avachie sur le volant. Les démarches administratives étaient quasi terminées et cette arrivée symbolisait vraiment le début d’une nouvelle vie. Elle sortit de son véhicule et poussa un petit cri devant la silhouette sombre adossée au camion.

    « Bonsoir voisine !
     - Marc ! Vous m’avez fait peur ! »
        Il lui fit un clin d’œil amusé.
    « Vous m’aviez pris pour un fantôme ?
     - Peut-être bien… murmura-t-elle. Que faites-vous ici ?
     - J’étais venu vous inviter à dîner mais Louise m’a indiqué que vous alliez rentrer de Paris avec votre déménagement alors je suis resté… Si vous acceptez mon aide, évidemment… »
        Elle baissa les yeux devant son regard franc, et sentit son cœur battre plus fort dans sa poitrine…
    « OK au boulot alors ! Voyons voir ce qu’un spécialiste en histoire médiévale a dans les biceps ! lança-t-elle en riant pour dissimuler son trouble. On se dit "tu" ? »
         Ils déchargèrent tous les cartons avant de faire honneur au repas préparé par Louise. Manifestement aux anges, la gérante les laissa rapidement en tête à tête avec si peu de discrétion qu’ils éclatèrent de rire, dissipant la gêne qui menaçait de s’installer, et se mirent à discuter à bâtons rompus.
        En prenant congé, Marc lui caressa doucement la joue avant de déposer un bref baiser sur ses lèvres.

    « Tu es crevée, petite chérie… Mais demain mon invitation à dîner tient toujours… Vingt heures ?
     - Ne sois pas en retard ! » rétorqua-t-elle avec un délicieux frisson d’anticipation.
        Emilie le suivit du regard jusqu’à sa voiture avant de remonter lentement jusqu’à sa chambre ; elle avait l’impression de flotter sur un petit nuage et s’endormit le sourire aux lèvres. Elle ne remarqua pas au dessus d’elle la silhouette translucide trembler quelques secondes avant de disparaître.


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  • Les deux dernières semaines de vacances d’Emilie passèrent en un éclair, Marc lui consacrant tout son temps libre. Pourtant, dès qu’elle s’installait tranquillement dans sa chambre, un étrange phénomène la poussait à ouvrir le coffret du pendentif et dès qu’elle l’effleurait, il se réchauffait, et la voix lointaine se faisait entendre. Le message lui semblait parfois très clair, un appel à l’aide triste et émouvant, et d’autres fois confus, comme si le désespoir empêchait l’être de parler. Son esprit cartésien se révoltait contre cette idée et elle n’osait pas en parler à son amant, persuadée qu’il la croirait folle et s’enfuirait immédiatement.
        Elle décida de faire des recherches sur la famille de Marcigny. Le fantôme, si fantôme il y avait vraiment, était sans doute issu d’une vieille histoire et pour lui rendre la paix, il fallait résoudre son problème !
        Elle commença par fouiller le vieux bureau de son aïeul, qui ne recelait que des documents administratifs récents, puis le grenier où au milieu de vieux cartons de vêtements qui feraient le bonheur d’une bande d’enfants à carnaval, elle découvrit un petit carton barré d’une inscription : Blanche.

    Le cœur battant, elle arracha le ruban adhésif et feuilleta les premiers dossiers, médicaux, qui témoignaient de la démence qui s’était emparé de sa grand-mère. Elle les rejeta de côté, rageusement. Puis, ensuite, des dossiers classés notés généalogie, archives… Il lui fallut plus d’une heure pour les descendre dans son séjour, elle verrouilla la porte, prévint Louise qu’elle se débrouillerait seule pour les repas quelque temps et éteignit son téléphone.
        Apparemment  sa grand-mère avait eu la même idée qu’elle et tout le travail de recherche avait été fait. Toute la généalogie de la famille Marcigny était établie jusqu’en 1258, date à laquelle leur valeureux ancêtre avait gagné sa baronnie. Il y avait de nombreuses annotations dans la marge, commentaires ajoutés par Blanche lorsqu’elle avait des détails précis sur les membres de la famille. Les premiers cas de folie recensés chez les héritières ou femmes d’héritiers dataient du quinzième siècle, mais plusieurs morts suspectes le siècle précédent  laissaient présager que la malédiction avait débuté avant.
        Emilie trouva aussi le journal de sa grand-mère ; atterrée par les inepties écrites à la fin, elle constata qu’elle avait vraiment fini par perdre la raison. Mais en remontant le temps, elle découvrit les derniers moments de lucidité. Blanche y expliquait qu’elle avait découvert des archives secrètes dans une cache du bureau du maître des lieux, dans laquelle se trouvaient de très anciens manuscrits en latin. Malheureusement, elle ne pouvait pas les traduire et les y avait laissé en attendant de trouver quelqu’un capable de le faire pour elle. La maladie lui avait fait oublier jusqu’à leur existence.

    « Emmy ? Emmy ! Qu’est-ce que tu fiches bon sang ? »
        La jeune femme leva la tête de sa lecture et sursauta en regardant l’heure : elle avait passé deux jours enfermée à compulser ces notes et avait complètement oublié son rendez-vous chez Marc. Il était onze heure du soir et vu le ton de sa voix, le lapin n’avait pas dû lui plaire. Elle ouvrit sa porte et la colère du jeune homme retomba en voyant son air exténué.
    « Emilie ? Tu es souffrante ? Je vais appeler…
     - Non ! coupa-t-elle. Je vais bien…
     - Et bien tu n’en as pas l’air ! Et notre rendez-vous ? »
        Se sentant un peu coupable, Emilie nota la tenue particulièrement soignée de son ami et baissa les yeux vers son affreux jogging.
    « Je suis navrée, Marc… J’ai voulu faire des recherches sur ma famille pour comprendre… d’où venait cette soi-disant malédiction…
     - Et tu es tombée sur des documents tellement passionnants que tu n’as pas pu les lâcher de la journée ? Je connais ça ! termina-t-il l’air rassuré. J’ai eu peur que… Bref ! Raconte-moi tout ! fit-il en s’installant dans le canapé du salon.
        La jeune femme se blottit dans ses bras et lui résuma les résultats des recherches menées par sa grand-mère.

    « Et selon elle, conclut-elle, le premier cas de folie était celui de Mathilde de Marcigny en 1378. Mais il lui manquait les détails de son histoire.
     - Ta grand-mère a mené des recherches très poussées pour une autodidacte… commenta Marc, fasciné par l’histoire. Mais… Hé, Emmy ! »
        La jeune femme se leva brusquement, et sans vraiment comprendre pourquoi, elle sortit son écrin du tiroir où elle l’avait enfoui et sortit le bijou.
    « T’y connais-tu en orfèvrerie ancienne ?
     - Un peu, de quoi s’agit-il ?
     - D’un pendentif qui se transmet de mère à fille. Ma mère l’avait refusé…
     - Montre-moi ! »
        Marc tourna le pendentif dans ses mains, concentré, et se pencha plus près, essayant de déchiffrer quelque chose.
    « As-tu une loupe, ou quelque chose d’approchant ? »
        Emilie chercha dans un secrétaire et lui tendit une loupe de philatéliste, ayant appartenu à son grand-père, le mari de Blanche qui l’avait fait enfermer. Marc s’en empara et frissonna.
    « Des noms y sont gravés : Hersande et Thibaut… Bon sang, Emilie ! Il faudrait le faire expertiser par un vrai pro, mais ce bijou date probablement de la période dont nous parlions tout à l’heure ! Je connais un certain nombre de collectionneurs, ou de conservateurs de musée qui seraient prêts à vendre père et mère pour l’obtenir !
     - Je ne veux pas le vendre ! » protesta la jeune femme qui tendit brusquement la main pour le récupérer. Son air soupçonneux fit éclater de rire Marc qui glissa le pendentif autour du cou d’Emilie avant d’embrasser le bout de son nez.
    « Hé, ne sors pas tes griffes, chaton ! Je n’en veux pas à ton héritage familial, mon salaire d’universitaire bien que modeste me suffit amplement ! C’était juste pour te préciser sa valeur ! Tu as l’air crevée, tu sais ? Si tu veux bien, demain je reviens t’aider à chercher ces documents dissimulés par ta grand-mère, et je les traduirai pour toi. Qu’en penses-tu ? »

    Emilie resta figée, pâle comme la mort, son regard clair fixé sur un point derrière Marc. La silhouette fantomatique familière venait d’apparaître et tendit la main vers elle. « Aidez-moi ! »  entendit-elle à son oreille, comme un léger souffle d’air, avant que la vision ne disparaisse.
    « Emmy, ça va ? J’appelle un médecin ? »
        Elle sursauta et reprit conscience dans les bras de Marc qui la soutenait. Elle enleva prestement le bijou et soupira.
    « Ce n’est rien ! C’est juste un étourdissement !  »
        Le regard clair du jeune homme l’étudiait avec inquiétude et malgré sa tendresse évidente elle n’osa pas lui révéler la vérité. Il insista.
    «  A quand remonte ton dernier repas ?
     - Je n’ai rien mangé depuis midi… avoua-t-elle.
     - Ne bouge pas, je vais nous préparer un en-cas. »
        Il se précipita dans la cuisine non sans lui avoir jeté un dernier regard réprobateur et elle se laissa aller dans le canapé les yeux pleins de larmes. Et si ce n’était vraiment qu’une divagation issue de son imagination ? Et si elle le perdait en sombrant dans la folie ? Lorsqu’il revint, elle se jeta dans ses bras et le serra fort contre elle.

    « Reste avec moi cette nuit, Marc !
     - Comment pourrais-je refuser une requête présentée si gentiment ! » plaisanta-t-il, malgré son inquiétude.


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  • Ils passèrent la matinée à fouiller le grand bureau avant de découvrir le compartiment secret dissimulé dans le manteau de la cheminée, sur le côté droit.
        Un feuille plus récente avait été déposée avec juste quelques mots jetés à la va-vite:
        Emilie reposa la feuille de côté en frissonnant, songeant que peut-être à son tour, elle finirait comme Blanche…
    « Emmy ! Tu te sens mal ?
     - Non ! protesta-t-elle, regardons le reste ! »
        Les documents découverts par Blanche de Marcigny n’avaient pas bougé depuis plus de quarante ans et Marc laissa échapper un soupir de bonheur en découvrant les vieux registres enfermés là depuis des centaines d’années.
    « Il s’agit des archives du domaine depuis presque sa création, les revenus, les impôts perçus, reversés au roi… Les serfs… Tout ceci est fascinant, Emilie… Mais je ne peux pas y toucher davantage sans risquer de détériorer tout ça. Il faut confier ces archives à des spécialistes ! J’en connais à Paris… Tu pleures, Emmy ? »

    Les larmes roulaient doucement sur les joues de la jeune femme et il la prit dans ses bras.
    «  J’espérais… J’attendais autre chose que de la comptabilité, Marc…
     - Ne sois pas déçue, petite chérie… Si un événement a été suffisamment important pour donner naissance à la malédiction, il sera sûrement cité… »
        Il la lâcha et souleva avec précaution les premiers registres. Son regard se mit à briller d’excitation.
    « Regarde ! Dans les premiers registres la comptabilité est mêlée à des chroniques du domaine… On dirait que les châtelains s’offraient les services d’un historiographe…
     - Traduis moi !
     - Hé, minute papillon ! Ce n’est pas si évident que ça ! C’est trop fragile pour que j’y touche davantage ! Ces registres doivent d’abord être restauré car certaines pages risquent de tomber en poussière… Et même s’ils étaient en parfait état, je ne pourrais pas te déchiffrer ça en cinq minutes ! Mais mon ami à Paris me doit une faveur… Je les lui envoie demain à la première heure, si tu m’y autorises !
     - Évidemment ! »


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  • Pendant plusieurs mois, la jeune femme attendit sans rien oser demander. Elle avait rangé le pendentif au fond d’un tiroir de sa commode et son nouvel emploi lui laissait à peine le loisir de passer ses week-ends avec Marc. De temps en temps, elle avait l’impression de n’être pas seule dans son domaine, et la voix désespérée se faisait entendre, mais le phénomène se faisait de plus en plus rare.
        Sa période d’essai fut enfin terminée et elle signa le contrat définitif avec soulagement. Un long week-end s’ouvrait devant elle et elle se précipita chez son amant. Il la fit tourbillonner quand elle se jeta dans ses bras, lui annonçant son embauche définitive. Il avait un léger sourire quand il la tira par la main jusqu’à son canapé. Il lui tendit une flûte de champagne qu’il avait préparée.

    « Tu savais déjà ? s’étonna-t-elle.
     - Non, petite chérie. Mais j’ai moi aussi une très grande nouvelle à t’annoncer, Emilie…
     - Une nouvelle ? Dis-vite !
     - J’ai reçu les manuscrits restaurés, et je les ai traduits cette nuit…»
        La jeune femme poussa un cri.
    « Dis-moi! As-tu trouvé quelque chose concernant cette malédiction?
    - Quelle impatience, quel feu! Et bien, ma petite chérie, apprend qu’au milieu d’archives concernant les impôts, les récoltes, les serfs et les guerres, très ennuyeuses pour toi, j’ai découvert un miracle…
    - Allez ! Ne me fais pas languir !
    - Mathilde, la fille d’Hersande de Marcigny a fait une confession tellement lourde à un vieux moine qu’il n’a pas pu la garder pour lui… Il l’a glissée dans les archives du domaine, laissant à Dieu le soin de décider si elle serait ou non découverte. En résumé, l’origine de la malédiction est une histoire d’amour qui a mal fini. Hersande de Marcigny, mariée contre son gré à quinze ans est tombée amoureuse de Thibaut d’Ambry, troubadour célèbre invité par son mari. Ils ont été surpris par le baron de Marcigny, qui n’a pas vraiment apprécié de se voir cocufié. Il leur a concocté un terrible châtiment: ils sont morts emmurés, chacun dans une grotte du mont Artis. Et pour convaincre sa fille que l’adultère n’était pas une voie conseillée pour une jeune femme, il l’a faite assister à cette ignominie, l’obligeant chaque jour jusqu’à la fin à  venir regarder sa mère et  son amant agoniser. Elle avait dix ans…
    - Quelle horreur !
    - Elle a d’ailleurs donné au moine une carte détaillée du lieu de ce crime. Déjà passablement perturbée, Mathilde a été rapidement persuadée que l’esprit du troubadour voulait retrouver sa bien aimée. Cela l’a rendue folle. Et elle s’est suicidée en se jetant dans le Renaison, la rivière qui passe au sud du manoir de Marcigny… Et depuis ce suicide, quasiment toutes les héritières du domaine, si elles ne sont pas mortes de maladie avant, ont fini folles… Jusqu’à ta grand-mère… Emilie, tu es toute blanche ! Tu es sûre de ne rien me cacher ? »

        La jeune femme détourna les yeux.
    « C’est complètement irrationnel, mais je crois que j’ai déjà entendu la voix du troubadour plusieurs fois. »
        Sans oser le regarder, elle lui raconta la première fois chez le notaire, ainsi que les apparitions dans sa chambre.
    « Tu me crois folle, n’est-ce pas ? Tu vas partir ? »
        Pour toute réponse, Marc la serra contre lui, et l’embrassa doucement sur le front.
    « Je ne sais pas si tu es folle, ma chérie. Mais n’imagine surtout pas que ce prétexte sera suffisant pour te débarrasser de moi ! Je te rappelle que mon métier consiste à se plonger dans des vieux papiers datant de plusieurs centaines d’années, alors… Que veux-tu faire maintenant ? »
        Elle laissa échapper un sourire tremblé, soulagée et rassurée par la chaleur que son corps lui transmettait.
    « Pour rompre la malédiction, il faudrait retrouver leurs corps et leur donner une sépulture religieuse et commune… murmura Emmy. As-tu retrouvé la carte ?
    - Oui, c’est d’ailleurs un endroit que je visualise très bien… Ne me dis pas que…
    - Si, mon médiéviste à moi… Puisque nous avons une carte et que j’ai ma première semaine de congés à prendre… Nous donnerons le repos à l’âme du troubadour. »


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  • 09

    Quelques mois plus tard, une cérémonie religieuse était prononcée en la mémoire d’un couple vieux de sept cents ans. Lorsque le double tombeau fut refermé, une voix à peine audible souffla à l’oreille de Marc et d’Emilie.
    « Merci…»
    « C’était quoi? sursauta l’historien.
    - Les derniers mots d’un fantôme qui va retrouver la paix… Ils sont enfin réunis… » répondit Emmy.
        Ils restèrent quelques instants silencieux puis Marc attira la jeune femme dans ses bras.

    « Ils ont attendu sept cents ans pour se retrouver… Que dirais-tu de l’idée de ne plus nous séparer non plus ?
     - Tu veux que je vienne habiter avec toi ?
     - Je t’aime. Je veux que tu m’épouses. »
        Emilie se blottit plus étroitement contre lui .
    « Oui. »


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