• 03

        J’avais tout prévu ce vendredi-là, tout était parfait dans notre petit appartement. Dans la cuisine, où tout était soigneusement rangé, attendait notre plat fétiche, le curry de porc aux ananas, sur une recette que nous avions créée ensemble. Le champagne était au frais, le vin rouge à température, les bougies prêtes à être éclairées dès que le cliquetis familier de l’ascenseur annoncerait son arrivée. Et au fond de ma poche, le solitaire brillait de tous ses feux. Tous mes espoirs…


        Tout mon désespoir…
        Elle n’est pas rentrée ce soir-là. Ni le lendemain. Son portable était resté sur l’étagère de la bibliothèque. Les flics m’ont envoyé balader quand j’ai signalé sa disparition.
        Ce n’est que le surlendemain matin qu’elle est réapparue, blême et silencieuse. Il était exactement 6h45, mon réveil venait de sonner. J’étais une loque, mal rasé, les yeux injectés de sang à cause du manque de sommeil, vautré sur le sofa.


        J’avais tout laissé en plan, la table mise pour les grands jours, les bougies… L’écrin en plein milieu… Elle a tout regardé d’un œil glacé, indifférent. Ce n’était plus la Morgane que je connaissais. Que je croyais connaître…
    « Morgane ! » j’ai murmuré d’un ton plaintif, sans doute pitoyable avec le recul.
    Mais je n’ai jamais su cacher mes émotions. Tout le monde lit toujours en moi comme dans un livre ouvert.
        Elle s’est tournée vers moi, son regard tellement méprisant que je ne l’oublierai jamais.

    Elle a écrasé sa cigarette dans le cendrier.
        Je ne peux plus sentir l’odeur si caractéristique de ces clopes mentholées sans la chercher du regard.    
        Puis ses mots sont venus lacérer mon cœur. Quatre ans après, je me croyais guéri. Mais la blessure est encore à vif tandis que les mots résonnent dans ma tête juste avant qu’elle ne touche le sol.
    « Je te quitte Azra. Je pars, car je ne t’aime pas, je ne t’ai jamais aimé. Ta compagnie était agréable un moment, et j’avais besoin d’un compagnon. Mais c’est terminé… »
        Et elle a rassemblé ses affaires en un rien de temps, sans rien ajouter, sans me regarder. Et elle a disparu.


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  • 04

        Lorsque je reprends mes esprits, je suis allongé dans le couloir loin d’elle et le premier visage que j’aperçois penché sur moi est celui du médecin-légiste. Je ne peux réprimer un mouvement  de recul qui l’amuse. Il me tend un sucre et se tourne vers Grangier.
    « Une simple hypoglycémie qui s’additionne au choc… Nourrissez-le un peu, et je vous autorise à mener l’interrogatoire. »   
        Encore groggy, je me lève en laissant le sucre effacer le goût de bile qui empâte ma bouche. Grangier me ramène au commissariat, me tend un paquet de biscuits et s’installe derrière son ordinateur, l’air compatissant. Je me demande juste si c’est pour me mettre en confiance et me mettre au trou juste après.
    « Dites-moi tout ! »


    La tête entre les mains, je lui raconte tout ce que je sais de Morgane, depuis notre rencontre à l’université, jusqu’à cette journée fatidique où elle est partie.
    « Et vous n’avez eu aucune nouvelle depuis ?
    - Aucune.
    - Et sa famille ?
    - Il ne lui reste qu’un cousin en France, Calvin Simon. A l’époque il commençait une école d’ingénieur… Il doit être en  dernière année je pense… Je dois le prévenir !
    - Non, nous allons le faire, nous et lui demander de l’identifier lui aussi. Il est de la famille alors légalement… Juste une dernière chose… Où étiez-vous hier entre 16 et 21 heures ? »
        J’en étais sûr. Si la sœur est délinquante, pourquoi le frère ne serait-il pas un assassin, qui aurait mûri sa vengeance pendant trois longues années… Je retiens la remarque cassante qui me brûle les lèvres et je réponds poliment en me remémorant ma journée de la veille.
    « J’avais cours jusqu’à 16h. J’ai dû quitter le lycée vers 16h30 après avoir discuté un peu en salle des profs. Puis après j’ai rejoint un copain à la salle de sport : on a fait une partie de squash. Puis je suis rentré chez moi, il devait être 19h… »
        Il note tout ce que je lui dis, le bruit du clavier de son ordinateur résonne dans mon crâne.
    « Vous pouvez disposer, monsieur BenKalish.
    - Calvin est un gamin, je m’occuperai des obsèques, lorsque… vous n’aurez plus besoin du corps…»


        Il hoche la tête, me serre la main puis murmure enfin « Toutes mes condoléances... » avant de m’accompagner à la porte. Je reste debout quelques instants devant le commissariat. J’ai froid mais je ne ressens plus rien. Ma gorge se serre de nouveau et sans que je le décide consciemment, mes pas se dirigent vers la seule personne de la ville que je peux déranger à l’improviste


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  • 05

    J’avais presque quatorze ans, je rentrais en quatrième dans un nouveau bahut, pour suivre mon père… Et j’allais découvrir la connerie humaine dans toute sa splendeur.
    « Sale bougnoule ! Dégage de là ! C’est notre banc ! »


    Dans la cours de récréation du collège, mes yeux s’écarquillèrent d’incompréhension. Qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire ? Je ne bougeais pas de là. Après tout, j’étais arrivé le premier…
        Quand ma BD vola brutalement dans la poussière, je bondis sur mes pieds, toisant le petit groupe calmement.
    « J’étais là le premier ! » expliquai-je comme une évidence à ces élèves. Ma naïveté était encore plus grande à cette époque là… Et ma mère m’avait tant répété que la raison était toujours plus forte que la violence avant de repartir au Maroc…
        Celui qui semblait être le chef m’attrapa par le bras et me poussa brutalement par terre en lançant:
    « Voilà ta place, sale arabe ! »


        Tous éclatèrent de rire et un petit attroupement commença à se faire autour de notre groupe. Mais personne ne bougea pour m’aider tandis que je me relevai tant bien que mal. Un deuxième du groupe me lança un coup de pied dans les jambes et je retombai. L’éclat de rire fut général et le petit caïd ajouta :
    « Si ça ne te plaît pas, t’as qu’à retourner en Afrique, chez les singes !
    - Il y retrouvera tes congénères alors ! »
    Tout le monde se tut et je pris la main qui se tendait pour m’aider à me relever. Je n’oublierai jamais ces prunelles vertes furieuses et inquiètes à la fois.
    « Merci…
    - Ça va aller ?
    - Tu oserais le répéter Galen ? s’impatienta l’autre.


    - Autant de fois qu’il faudra pour que tu le comprennes, Dubosc ! rétorqua-t-il avec un sourire narquois qui mit l’autre en rogne.
        Dubosc se jeta sur lui, j’essayai de l’en empêcher, et la bagarre devint générale. Nous fûmes tous immédiatement collés et mon ange gardien s’assit à côté de moi. Lorsque la punition fut terminée nous quittâmes ensemble le collège.
    « Je m’appelle Coriolan.
    - Moi c’est Azra… Merci beaucoup pour tout à l’heure.
    Il balaya mes remerciements d’un geste blasé.
    - J’adore Bob Morane moi aussi, mais en roman c’est cent fois mieux. Tu en as lu ? »


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  • 06

    Lorsque je sonne à sa porte, Coriolan ouvre brutalement l’air furieux mais se calme instantanément. En me reconnaissant, ou en découvrant mon visage dévasté par les larmes qui ne cessent de couler ?


    « Abomination de la désolation ! » il lâche en me prenant par le bras pour me faire entrer.
        Je m’effondre dans son sofa, laissant enfin libre cours aux sanglots que je retiens depuis le commissariat. Je dois avoir l’air d’une épave, d’une mauviette. Je m’en fiche. Il attendra que j’aille mieux pour me charrier, et ça me fera sans doute marrer aussi, avec le recul.
        Il s’assied face à moi sans dire un mot. J’entends le cliquetis du briquet, puis l’odeur du tabac parvient à mes narines. Il attend que je me calme.
        C’est pour ça que je tiens à son amitié. J’ai l’impression que mon esprit est si transparent pour lui qu’il sait toujours quand il faut me secouer, ou pas… Nous restons silencieux jusqu’à ce que je reprenne un peu mon souffle.
    « Morgane est morte… » je murmure enfin. « Je viens d’aller identifier son corps à la morgue… »
    - Oh… »


        Je suis sûr qu’il doit penser très fort « bon débarras » mais il se lève, sort un verre de son bar et me verse une rasade du cognac que je préfère dans toute sa réserve. Je le bois d’un trait. J’ai l’impression d’avoir la gorge brûlée au troisième degré, mais au moins, ça bloque net les sanglots qui remontaient brusquement à l’énoncé de ce fait.
        Coriolan fait la grimace de me voir traiter ainsi un alcool de cette qualité mais il me ressert quand même. Je déguste cette fois, me laissant envahir par la douce chaleur.
    « Que s’est-il passé ?
    - Vu l’interrogatoire que j’ai subi, elle a sûrement été assassinée… »
        Il hausse les sourcils d’un air dubitatif.
    - Comment se fait-il que ce soit toi qui aies dû la reconnaître ?
    - Elle n’avait aucun papier d’identité sur elle… Uniquement mon numéro de téléphone, Coriolan… »
        La rage et le désespoir remontent. Ma gorge se serre. Les larmes recommencent à couler. Mon ami se renverse contre le dossier, les yeux au ciel.
    «  Pas de ça, Azra ! Elle ne revenait pas pour toi ! Elle ne t’a pas donné le moindre signe de vie depuis quatre ans, ta danseuse !
    - Trois ans cinq mois et dix jours ! » je corrige sans me rendre compte à quel point je suis pathétique. Je tends mon verre. Il soupire et sort une seconde bouteille.
    « Pour les cas désespérés ! » il commente en me versant le liquide ambré. Et il sourit pour la première fois depuis que je suis arrivé. Ce petit sourire un peu ironique, un peu narquois, tellement agaçant. Je vide mon verre d’un trait. Il le remplit avant que j’ai pu lui demander quoique ce soit.
    « Ça te fait marrer ? je bégaye. Tu trouves ça drôle, hein ! T’es pas cool, Corio ! »
    Lui sirote doucement son whisky pur malt, sans rien ajouter.
    « Et pis t’y comprends quoi à l’amour d’abord ? Toi les nanas, tu les collectionnes ! Mais tu les aimes pas hein ? » je jette, ayant enfin trouvé un exutoire à cette rage qui me dévore le cœur.
        Il ne répond toujours rien, se contentant de remplir mon verre une troisième fois.
    « Qu’est ce qui te permet d’affirmer qu’elle ne revenait pas pour moi, hein ? Qu’est-ce qui te permet de dire une chose pareille ? »


        Je vitupère pendant quelques instants sous son regard amusé puis mes mots deviennent de moins en moins intelligibles. Je sens que mes doigts lâchent le verre vide. Combien de fois l’a-t-il rempli ? Je bascule doucement sur le dos. Mon regard se brouille. La pièce se met à tourner doucement autour de moi.
    « Pourquoi ça tangue… » je murmure avant de sombrer.


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  • 07

        Lorsque j’ouvre les yeux, ma première impression c’est qu’un trente-trois tonnes me roule sur le crâne.
    « Oups ! » je murmure en faisant la grimace. « Pas cool, ça ! »
    Je suis toujours chez Coriolan, le soleil brille de tous ses feux et quand je me redresse sur les coudes, j’aperçois sur la table un grand tube d’AlkaSeltzer, une bouteille d’eau minérale et un petit mot.

    « J’avais rendez-vous chez mon éditrice. Mais repose-toi ici tant que tu veux. Si tu as l’impression que ta tête va exploser, c’est normal !  C. »

        Un sourire effleure mes lèvres, et je retiens un gémissement. Maintenant ce sont des marteaux-piqueurs dans mon crâne. Ça, c’est de la gueule de bois… Heureusement que ma mère est à des milliers de kilomètres sinon… J’avale les cachets et me redresse.
    « Réagis maintenant ! » je murmure tandis qu’un nouvel accès de chagrin me serre la gorge.  Pour avoir géré la mort de ma grand-mère à la place de mon père en mission à l’étranger je sais qu’une montagne de paperasse m’attend. Et quand je dis une montagne…
        Morgane ne reviendrait plus jamais. La dernière chose que je pouvais faire pour elle, c’était organiser ses funérailles, et faire en sorte que le maximum de ses connaissances y soient. D’abord joindre Calvin, puis me lancer dans l’organisation de la cérémonie.


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