• 13

        Pour rejoindre la salle où j’ai fait préparer un petit buffet, l’organisation du covoiturage s’est faite naturellement. Nous avons attendu au cas où, mais personne n’est resté en rade au cimetière. Coriolan m’a interdit de prendre ma voiture. Je ne suis pas en état selon lui. Pffff… Il a sans doute raison en plus. Calvin était super content de monter dans la décapotable. Moi, ça ne me fait absolument aucun effet. Pour moi, une voiture c’est quatre roues et un moteur qui m’emmènent là où j’ai besoin. Je reviendrai chercher la mienne plus tard ; j’ai de toute façon encore quelques détails pratiques à régler. Tiens, ça fait bien cinq minutes que je ne pleure plus.


    « Je suis heureux de te voir revenu parmi nous… » me glisse Coriolan un peu narquois, sans se rendre compte qu’il interrompt Calvin. Il est télépathe ou quoi ?
    - Désolé de ne pas faire preuve de stoïcisme, Corio ! je rétorque un peu vivement, utilisant à dessein ce surnom qu’il déteste.
    - Toi, tu n’as pas eu le temps de faire de sport aujourd’hui ! » il diagnostique en regardant ma main droite tapoter nerveusement mon bras gauche. « Il fallait au moins un enterrement pour t’en empêcher ! »
        Je secoue la tête d’un air entendu. Coriolan nous dépose devant la porte avant d’aller garer soigneusement sa voiture de cacou, son superbe bolide, je veux dire.
    « Calvin, peux-tu vérifier que le traiteur a tout installé ? »
        Le jeune homme hoche la tête même s’il a l’air un peu surpris. J’ai dû l’interrompre dans une rêverie informatique, il ne changera jamais ! Morgane passait son temps à vouloir le sortir de ses écrans et de ses programmes…

    13
         Près de l’entrée, la jeune femme brune sophistiquée semble attendre quelque chose. Elle est seule. Je m’avance, je ne la connais pas, mais il est hors de question de laisser un invité isolé.
    « Bonjour ! » je lance amicalement. « Je suis Azra Benkalish. »
        Elle me toise du regard, un peu froidement. Oups ! Elle doit croire que je l’entreprends…
    « Je vous remercie d’être venue pour Morgane ! » j’enchaîne rapidement. « Peut-être étiez-vous une de ses amies depuis peu ? »
        Je suis plein d’espoir, moi… On ne sait jamais qu’elle me raconte pourquoi Morgane est partie !
        Un léger sourire lui échappe, comme si elle répondait à une plaisanterie qu’elle seule peut comprendre.
    « Pas exactement ! » elle lâche du bout des lèvres. « Nous travaillions ensemble. Je vous prie de m’excuser. »
        Elle entre dans la salle. Je hausse les épaules. Tant pis.


    4 commentaires
  • 14

    Je vois Calvin revenir vers moi, mais les parents de Vicky m’appellent.
    « Azra ! »
        Monsieur Nalong me serre contre lui. Ils sont si gentils, et si émus. On se remémore les soirées étudiantes, où on jouait aux cartes jusqu’à la fermeture, où Coriolan et moi refaisions le monde, où Cassie me montrait ses superbes dessins. C’est aussi dans leur café que j’avais organisé la fête pour les vingt ans de Morgane.

    14
         À côté de nous, Vicky ne desserre pas les lèvres. Elle n’a pas répondu à mon sourire. Je fais semblant de ne rien voir. Je n’ai jamais su ce qui s’était passé entre Morgane et elle. Du jour au lendemain, il n’a plus été question des cours particuliers… Mais Morgane avait aussi son caractère.
        Je m’avance dans la salle. Quelques tables sont déjà installées, mais évidemment, il manque des chaises. On est combien déjà…
    « Azra…
    - Calvin, tu tombes bien ! Tu pourrais descendre voir à la réserve s’il reste des chaises ? »

    14
         Le jeune informaticien esquisse un mouvement de dépit et repart dans l’autre direction. Mince, qu’est-ce que j’ai dit ? Bon dès qu’il remonte, je lui demande ce qui ne va pas.
        Coriolan est près du buffet. Tiens, il discute avec la petite Lucia. La malheureuse, il va n’en faire qu’une bouchée… À moins qu’il ne soit agacé par sa candeur…
        Ah ! la musique. Je glisse dans le lecteur le disque où j’ai compilé les chansons préférées de Morgane. Ça m’a permis de tenir deux heures sans pleurer la nuit d’avant.
        Je fais le tour de la salle des yeux avant de découvrir ma Cici isolée et toute triste. Je fonce vers elle et la prends par les épaules, comme je le fais pour mes sœurs quand elles vont mal.
    « Alors, Cassie, dis moi tout. Qu’est-ce que tu dessines en ce moment ? »

    14
         Le sourire qu’elle me renvoie transfigure son visage. Elle aime tellement son métier ! Je l’envie. Mais d’un autre côté, elle a le courage d’en assumer la précarité. Moi je ne l’ai pas.
        Enthousiaste, elle m’explique qu’il s’agit d’une illustration des Mille et une nuits. Mais en regardant derrière mon épaule, son regard se trouble de nouveau et elle rougit. Je ne me retourne pas. Elle s’est sans doute mise dans une situation désagréable à cause de sa fichue mémoire. Je maudis le foireux dont la vue la bouleverse ainsi. Sont pas cools les gens, pourraient faire un effort, surtout un jour comme aujourd’hui ! J’essaie de ramener le sujet sur ce qui la rassérène habituellement.
    - Dis donc, j’espère que tu nous l’as faite sexy Schéhérazade ! » je lance, espérant un éclat de rire.
    - Je veux mourir ! » elle murmure, devenant subitement blanche.
    Oups ! Apparemment, ce n’était pas la phrase à dire. Bon sang, mais qu’est-ce qu’elle  a ? Au moment où j’ouvre la bouche, elle me coupe.
    - Je vais aller fumer dehors, je crois.
    - Tu n’avais pas arrêté, Cassie ? je tente pour l’empêcher de fuir.
    - Si. Mais je pense qu’il devient urgent que je reprenne. »
        Je la vois s’éloigner le plus vite possible, en prenant la direction de la réserve.


    « Cassie ! Pas par là ! C’est la cave ! » je lance mais elle ne m’écoute pas.
        Je secoue la tête. Je la laisse tranquille pour l’instant. Mais je sens qu’elle n’échappera pas à une petite discussion. Elle a été là pour moi quand Morgane est partie. Si elle va mal, je ne la laisserai pas tomber.
        Calvin revient vers moi, l’air étonnement décidé mais il est coupé net dans son élan.
    « Azra ! »
        Je me retourne et souris à mes amis suédois. Ils ne me prendront pas dans leurs bras, ce n’est pas dans leur culture, mais toute la compassion qu’ils peuvent distraire de la grossesse de Kaya, ils me la transmettent du regard.
    - Je suis tellement désolée ! » murmure la jeune femme, attristée.
        Je songe que Morgane était aussi devenue son amie. Elle a sans doute un peu souffert de ne plus jamais avoir de nouvelles.
    « Tu sais que tu peux compter sur nous ! » insiste Nigel. « Si tu as besoin de notre aide, on est là !
    - Même pour me laisser gagner au bras de fer ? » je plaisante.
    Nigel secoue la tête d’un air amusé.

    14
     « Ah non alors ! Ça, ya pas moyen !
    - Tant pis ! Aucun soutien moral ! » je bougonne « Allez, va plutôt servir à boire à ta future progéniture ! »
        Je les laisse se diriger vers le buffet, attendri de la sollicitude de mon ami envers sa dulcinée. J’aurais tant aimé que Morgane… Non Azra, c’est du passé maintenant ! Je ne sais pas où est passé Coriolan, mais c’est comme si sa voix venait de me secouer !

      Tiens, la jolie brune se dirige vers la réserve. Calvin est gonflé s’il l’a chargée, elle, de sa corvée. Avec ses talons de vingt centimètres, elle risque juste une entorse dans les escaliers ! Faudra que je songe à lui demander qui c’est d’ailleurs.


    5 commentaires
  • 15

    Je m’approche du buffet pour vérifier que tout le monde trouve son bonheur. J’en profite pour me servir à boire. J’hésite une seconde mais un souvenir douloureux me serre les tempes. Plus d’alcool d’un bon moment : ma cuite de l’autre jour m’a vacciné !
        Cassie n’est toujours pas remontée. Ça m’inquiète un peu.
    « Azra…
    - Une minute Calvin, je vais chercher… »
    Excédé le jeune homme me retient par le bras.
    «  Azra ! J'en ai ma claque de te courir après ! Morgane a eu une fille de toi ! »
        La voix de Calvin résonne étrangement dans la pièce. Tout le monde se tait. Le jeune informaticien continue sur sa lancée, sans réaliser que personne n'en perd une miette.


    « Tu le fais exprès de m’empêcher de te le dire avant qu’elle arrive ? »
        Je lâche mon verre de jus de fruit qui lui tombe dessus. Coriolan, il est où ton whisky de la mort qui tue ?
        Il se rend enfin compte de son manque de discrétion. Je le vois rougir et baisser le nez, mais il ne s’en tirera pas comme ça. Sans tenir compte du spectacle que nous donnons, j’avance d’un pas. Ma voix semble rauque à mes propres oreilles.
    « Tu peux répéter ?
    - Morgane était enceinte quand elle est partie… » Il chuchote mais peine perdue. Tout le monde est tout ouïe.
        Mon cerveau comprend très bien ces mots qu’il vient de répéter. C’est le concept qui a du mal à passer. Je sens mon visage passer par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel…
    « Et c’est seulement maintenant que tu me le dis ? je hurle. Où elle est ? Comment elle s’appelle ? Qui s’occupe d’elle ? »


        Calvin recule d’un pas devant ma réaction. Il balbutie : « je crois que je vais d’abord aller nettoyer les dégâts aux toilettes…  » et s’éloigne rapidement.
        Je ne m’en rends même pas compte : ma colère vient de retomber aussi vite qu’elle était montée. Je souris d’un air extasié.
    « J’ai une fille ! »


    2 commentaires
  • 16

    Il faisait beau ce jour-là. Nous étions tellement bien ensemble. Nous étions allés passer le mois de juillet chez ma mère, à Casablanca. Ahmed et ma mère travaillaient. Nous avions emmené les enfants sur une plage tranquille, à l’écart de la ville et des touristes. Après son remariage avec le docteur Asri, ma mère m’avait donné un petit frère turbulent Ilan et deux jumelles, Najete et Imane. Les filles avaient sept ans, le petit gars neuf…
        On venait de faire une partie de volley endiablée. Morgane avait jeté l’éponge la première, épuisée par l’ardeur de mes petits chenapans.
    « Le dernier à l’eau est une poule mouillée ! » venait de hurler Ilan. Ses sœurs se jetèrent à ses trousses.


        Je me laissais tomber auprès de mon amour en riant. Je réprimais l’envie de me jeter sur elle.  Il était hors de question de provoquer la police des mœurs en public. Je n’étais pas là pour créer des ennuis à ma mère et son mari. Les trois fripouilles n’étaient pas des chaperons très efficaces à l’heure actuelle.
    « J’admire ta patience ! Ils sont adorables mais épuisants.
    - Plus épuisants que moi la nuit dernière ? je lui murmurai avec un sourire amusé.
    - Tu es bien sûr de toi, il me semble ? » plaisanta-elle en me donnant une tape sur la tête.
        Je fis semblant de me renfrogner. Elle riait tellement que je ne pus pas m’empêcher de sourire.
    « Tu es si mignon quand tu boudes, Azra ! »
        Comme je l’aimais… Elle me regarda soudain droit dans les yeux. Face à ce regard je me sentais toujours complètement désarmé…
    « Mon Azra ! » elle murmura. Ce possessif m’emplit de bonheur. « J’ai rêvé quelque chose de formidable cette nuit… Nous avions eu un enfant.
    - Un enfant ? »
        Ma voix s’emplit d’émerveillement et d’espoir. Elle tendit la main, ébouriffa mes cheveux. Son regard était si tendre… Si je devais ne retenir qu’un seul instant avec elle, ce serait celui-là.


    « Une petite fille avec ton teint doré et mes yeux noirs… Si tu es toujours d’accord, quand mon contrat pour le théâtre sera terminé…
    - Tu me rendras père ?
    - Tu me rendras mère ! »


    5 commentaires
  • 17

        Une secousse sur mon épaule me fait revenir au présent. Je vois Calvin revenir vers moi d’un air inquiet. Il se rassure vite en voyant mon air de ravi de la crèche. Il m’explique rapidement l’assistante sociale qui cherche à me joindre depuis deux jours, son retard. Bon sang, c’était ça le numéro inconnu et le message effacé… Morgane a appelé notre fille Nour… Notre lumière…
    « Tu savais ? » je lui demande, le regard menaçant. Il baisse les yeux, mal à l’aise. 


    « Azraaaaa ! »
    Je croise le regard angoissé de Nigel qui se précipite vers nous. Calvin est sauvé par le gong !
    « Kaya… Elle est coincée dans les toilettes pour hommes !
    - Dans les toilettes pour hommes ?
    - Elle s’est trompée ! Y a pas moyen d’ouvrir la porte ! Elle est coincée avec Diamond…
    - Diamond ?
    - La brune sapée comme une James Bond girl ! Bouge-toi un peu Azra ! Viens m’aider ! »
        Sans vraiment être atteint par la situation, j'ai une fille, nom de Dieu!!! je suis mon pote jusqu’à la porte incriminée. Je pose ma main sur la poignée qui tourne dans le vide.
    « Oups ! »
        Un cri d’effroi nous fait sursauter. Nigel devint vert. Il se met à hurler en tambourinant à la porte.
    « Kayaaaaaaaaaaaaa ! »
        Une voix froide et sèche s’élève de l’autre côté. Calme malgré la situation.
    « Je vous rappelle que la blonde a perdu les eaux depuis une demi-heure… Ce serait bien de vous dépêcher de nous sortir de là au lieu de hurler. C’est juste pas possible que je joue les sages-femmes ! Mais faites vite ! »
        J’échange un regard avec Nigel.
    « On défonce ! » il affirme.
        Ouais, s’il veut essayer. Mais je n’y crois pas une seconde. Je cours monter le son de la musique. Inutile de rameuter tout le monde. Il y a déjà eu suffisamment de grand-guignol dans le coin. Je suis papa…
        Comme prévu, nous réussissons juste à nous défoncer l’épaule et à attirer l’attention. Nigel s’empare d’un extincteur.
    «  Ce n’est rien, ne vous inquiétez pas, quelqu’un est coincé à l’intérieur. » j’explique à monsieur Nalong qui vient aux nouvelles. « Je vais chercher des outils à la réserve. »
    « Attendez, vous n'auriez pas vu ma fille?
    - LA FILLE DE QUI? je crie en chœur avec mon pote suédois, tous les deux aussi délirants l’un que l’autre.
    - Nigel ! Notre fille arriiiiiiive ! gémit Kaya.
    - Ça suffit, vos crises d’hystéries ! Ça stresse tout le monde ! La blonde, le bébé et MOI ! »
    Tiens, la poupée barbie s’énerve aussi.
    - Euh, c’est juste la mienne que je cherche... » répond M. Nalong, un peu sidéré.
    - Non, désolé ! » je lui lance avec un sourire.


        Nigel ne nous écoute plus, occupé à passer son énervement sur la porte. Qui résiste plutôt bien.
    « T’as appelé le SAMU au moins ? je demande. Je suis mort de rire pendant qu’il se liquéfie.
    - Ça craint ! J’y ai pas pensé. File-moi ton phone ! »
        Malgré l'urgence, c'est sur un petit nuage que je rejoins la cave, en guettant la porte d'entrée, au cas où. J'ai une fille moi aussi !
        Tiens la porte est verrouillée de l’extérieur… Au moment où je mets le pied sur la première marche commence notre chanson. Je ferme les yeux.


    6 commentaires